Dossier

«Un niveau de certitude acceptable»

Le Code de procédure pénale suisse exige qu’on mette en œuvre tous les moyens de preuves propres à établir la vérité. Mais qu’entend-on au juste par «vérité» dans le domaine juridique? Interview croisée des spécialistes Marcel Niggli et Loïc Parein.

Dans le domaine juridique, comment définit-on la «vérité»?

Loïc Parein: Si vous cherchez dans le droit suisse une définition du mot «vérité», je vous avertis, vous ferez chou blanc: il n’y en a pas! (Rires)

Reste que le Code de procédure pénale suisse (CPPS) fait explicitement référence, dans son article 139 al. 1, aux moyens de preuves propres à établir la vérité…

Loïc Parein: En effet. Mais à défaut de définition juridique officielle, il faut aller chercher ailleurs, par exemple du côté de la philosophie, pour tenter d’expliquer ce que l’on entend par vérité.

Marcel Niggli: Moi, je pense qu’il n’y a pas de définition juridique de la vérité pour la bonne et simple raison qu’une telle définition n’est pas nécessaire. La décision du juge doit se baser sur des faits, qui doivent être convaincants. A partir du moment où on est d’accord sur ces faits, il n’y a pas besoin de faire directement référence à la vérité.

Loïc Parein: Je partage votre avis sur ce point: la vérité est intimement liée aux faits. C’est seulement après que les faits ont été établis que le droit peut être dit. Le juge doit, par exemple, établir le fait que «Paul a tué Sophie» avant de décider s’il s’agit d’un meurtre ou d’un homicide. A noter que le droit suisse est axé sur une vérité matérielle des faits. L’article 160 du Code de procédure pénale suisse (CPPS) stipule que même si le prévenu avoue, «le ministère public ou le tribunal s’assurent de la crédibilité de ses déclarations».

Marcel Niggli: Il y a quelque chose de très beau – et surtout de très juste – dans cet article 160. Car, après tout, pourquoi devrait-on considérer que les propos d’un·e prévenu·e qui avoue reflètent davantage la vérité que ceux d’un·e prévenu·e qui nie?

Dans le même ordre d’idées, le droit continental – droit suisse compris – se différencie du droit anglo-saxon au niveau du type de vérité sur lequel il s’appuie: vérité matérielle versus vérité formelle…

Loïc Parein: En résumé, le droit anglo-saxon prévoit que si la procédure est respectée, la vérité est considérée comme établie. Le droit continental, lui, exige que l’autorité pénale retienne les faits tels qu’ils résultent de l’administration des preuves. Ainsi, la décision de justice ne peut, en principe, pas se baser seulement sur les déclarations des parties.

Marcel Niggli: En Suisse, contrairement aux Etats-Unis par exemple, le droit ne prévoit pas que l’on demande systématiquement à l’accusé·e s’il plaide coupable ou non coupable. Et l’institution des jurys populaires, qui existait dans certains cantons tels que Genève, a disparu lors de l’introduction du CCPS en 2011. Mais est-ce que la manière d’aborder la vérité dans le droit continental et dans le droit anglo-saxon est pour autant fondamentalement différente? Je ne pense pas. Ce qui change, c’est la procédure. Comme dirait Montesquieu, une deuxième décision n’est pas plus juste, c’est juste une deuxième décision.

Loïc Parein, vous avez indiqué qu’à défaut de définition juridique officielle de la vérité, il fallait chercher ailleurs. Qu’entendez-vous par là?

Loïc Parein: Prenant le contrepied de la première affirmation du Professeur Niggli, je reste convaincu qu’il est nécessaire d’ébaucher une définition de la vérité. Mais je constate qu’il en existe différentes conceptions. Notamment celle de la vérité-correspondance: est vraie une affirmation qui est le reflet de ce qui s’est passé. Et celle de la vérité-cohérence: est vraie une affirmation qui s’inscrit dans un réseau de déclarations sans contradiction. Chacune de ces conceptions a cependant ses limites. Il faut essayer de combiner les diverses théories, afin que les avantages des unes compensent les inconvénients des autres. Si on y regarde de plus près, le Code de procédure pénale suisse constitue une tentative d’un tel équilibre.

Marcel Niggli: J’ajouterais que, plutôt que de parler de «la» vérité, on devrait dire «une» vérité. Car d’un côté, elle est forcément limitée, partielle. De l’autre côté, elle dépend du point de vue. L’exemple de l’attitude des milieux scientifiques durant la crise covid est parlant: chacun a «sa» vérité. Pour rester sur le terrain de la science, les analyses ADN constituent une bonne illustration. Actuellement, les traces d’ADN, on en trouve partout. Au point de se demander si c’est encore un moyen fiable de découvrir la vérité.

Ne serait-il pas plus simple de se passer tout bonnement de la notion de vérité en droit?

Marcel Niggli: Attention, ce n’est pas parce qu’on n’a pas de définition unique de la vérité qu’il faut abolir cette notion! La vérité demeure au centre de la justice. De la même manière, je ne propose pas d’abolir la justice juste parce qu’on ne peut pas la définir. (Rires)

Loïc Parein: A l’ère des fake news ou de la post-vérité, on entend souvent dire que la vérité est relative. C’est une affirmation que je ne peux pas accepter, car elle conduit à terme au délitement du lien social. J’adhère en revanche à l’idée que la vérité est une construction intellectuelle. Dans le cas d’une procédure pénale, la reconstruction relève de la compétence du juge. Et même s’il dispose de preuves dites fiables, il ne pourra jamais être sûr à 100%. Ce vers quoi doit tendre la justice, c’est un niveau de certitude acceptable. Il convient d’édicter une procédure dont la qualité permet d’atteindre ce niveau de certitude, ce qui comprend une révision en cas d’erreur. Autrement dit, prévoir le risque d’erreur augmente le niveau de fiabilité du système, même si cela paraît contre-intuitif.

 

© unicom | D. Wynistorf

Marcel Niggli: Je suis entièrement d’accord! Dire aux parties prenantes d’une procédure judiciaire que «la vérité est relative» est tout simplement inacceptable. A la fin, il faut une décision, aussi difficile à prendre soit-elle. Et cette décision ne peut pas être relative. Peut-être que la vérité n’existe pas. Mais contrairement à Dieu, dont on peut se passer, on ne peut pas vivre sans vérité. Car on ne peut pas communiquer sans vérité.

Loïc Parein: J’y souscris totalement: ce n’est pas parce que la vérité à 100% n’existe pas que l’on peut se passer du concept.

Vous l’avez indiqué précédemment, l’article 160 du CPPS stipule que des aveux ne suffisent pas à établir la vérité. L’introduction en 2011 dans le droit suisse de la procédure simplifiée, qui dispense le tribunal de l’administration des preuves, ne va-t-elle pas à l’encontre de ce principe?

Loïc Parein: Il est peut-être utile de commencer par faire la différence entre le fait d’avouer et de ne pas contester sa culpabilité. Je laisse momentanément de côté la procédure simplifiée et prends un exemple. Une femme est accusée d’actes d’ordre sexuel sur son fils. Elle conteste les faits, mais le procureur ne la croit pas et prononce une ordonnance pénale à son encontre. Même si elle nie, l’accusée ne fait pas opposition et est définitivement condamnée. Pourquoi fait-elle ce choix? Par exemple pour s’éviter les désagréments d’un procès public. Cette femme ne conteste donc pas officiellement sa culpabilité, mais n’admet pas pour autant avoir commis les actes reprochés. Dans le cas de la procédure simplifiée, la logique n’est pas exactement la même, mais va néanmoins dans le même sens: la vérité résulte d’un arrangement.

Pourriez-vous rappeler brièvement en quoi consiste ce type de procédure?

Marcel Niggli: La procédure simplifiée s’apparente au plea bargain du droit anglo-saxon. Elle donne la possibilité au procureur et au prévenu de se mettre d’accord sur différents points, à savoir les faits pénalement répréhensibles commis par le prévenu, la qualification juridique de ces faits, les prétentions civiles de la partie plaignante et la peine. Ce type de procédure n’est possible que pour des peines atteignant au maximum 5 ans de privation de liberté et implique que l’accusé·e admette les faits. Le tribunal se contente ensuite de vérifier que la déposition du prévenu correspond à celle figurant dans son dossier.

Pourquoi est-il intéressant pour le prévenu de procéder à ces «arrangements» avec la vérité?

Marcel Niggli: Le plea bargain est souvent utilisé dans les milieux économiques, notamment par des entreprises qui préfèrent clore rapidement une procédure à leur encontre plutôt que d’être exposées à la presse.

Loïc Parein: On peut aussi citer le cas d’un trafiquant de drogue qui admettrait avoir importé 10 kilos de cocaïne, afin de mettre un terme à l’enquête susceptible de révéler que son trafic en totalise 200 kilos. Pour revenir à la question de départ: en effet, la procédure simplifiée peut, dans certains cas, paraître paradoxale en regard de l’article 160. Mais cela démontre que, parfois, la vérité est malgré tout le résultat d’un calcul win-win. Pour le prévenu, mais aussi pour le juge qui épargne du temps et de l’argent qu’il aurait dû consacrer aux investigations.

Marcel Niggli: C’est bien joli d’exiger qu’un·e prévenu·e dise «la vérité, rien que la vérité». Mais «toute la vérité»? Franchement, s’il disait toute la vérité, il n’arrêterait jamais de parler! (Rires) Alors certes, le juge ne peut pas se contenter de tout accepter tel quel mais, à un moment donné, il faut aussi savoir dire stop.

Qu’il s’agisse ou non d’une procédure simplifiée, l’avocat·e doute parfois de la véracité des propos de sa/son client·e; comment parvient-il quand même à le défendre?

Marcel Niggli: La seule question fondamentale pour un avocat·e devrait être: «Comment défendre au mieux ma cliente ou mon client?» Pour revenir à ce que j’ai dit en début d’entretien, on ne peut jamais être sûr qu’un·e prévenu·e dise la vérité, qu’il conteste ou qu’il avoue les faits qui lui sont reprochés.

Loïc Parein: On trouve d’innombrables exemples, dont certains célèbres, de prévenu·e·s qui se sont accusé·e·s à tort. On peut notamment citer le cas de Patrick Dils, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour le meurtre de deux enfants suite à des aveux, puis acquitté plus de dix ans plus tard. Cela dit, en tant qu’avocat de la défense, on n’échappe pas aux cas de conscience. Si j’entre en possession d’une vidéo prouvant la culpabilité de ma cliente ou de mon client et que ce dernier me demande de l’oublier, que faire?

Marcel Niggli: Je connais de nombreux·ses avocat·e·s qui préfèrent ne pas savoir si leur client·e est coupable ou non des délits dont on l’accuse. Dans le doute, ils le défendent avec davantage d’intensité.

Loïc Parein: Cela m’est souvent arrivé qu’un·e client·e me demande: «Vous, Maître, vous me croyez, n’est-ce pas?» C’est toujours une situation difficile…

Marcel Niggli: Plusieurs consœurs et confrères ont été interpellé·e·s – dans la rue ou ailleurs – par des gens qui leur lançaient: «Comment pouvez-vous défendre un violeur?» C’est là qu’il faut remettre les points sur les i: ils ne défendent pas un violeur, ils défendent une personne accusée de viol. Et là, il n’y a pas de discussion, c’est la vérité.

 

Notre expert Marcel Niggli est professeur ordinaire à la Lehrstuhl für Strafrecht und Rechtsphilosophie de l’Unifr.

marcel.niggli@unifr.ch

Notre expert Loïc Parein est docteur en droit, avocat spécialiste FSA droit pénal. Il est chargé de cours à la Chaire de droit pénal et criminologie de l’Unifr.

loic.parein@unifr.ch