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Trisomie 21: Quand les cellules s'auto-empoisonnent

L’équipe du Professeur Csaba Szabo a découvert le mécanisme qui conduit les cellules des personnes atteintes de trisomie 21 à s’empoisonner au sulfure d’hydrogène.

Sans même le savoir, nous avons tous eu affaire au sulfure d’hydrogène, ce gaz à l’odeur d’œuf pourri utilisé notamment dans les bombes puantes. Pas très poétique, mais chanté tout de même: Nino Ferrer l’évoquait dans sa célèbre «Maison près de la Fontaine», complainte nostalgique, dans laquelle les arbres disparaissent, remplacés par de l’hydrogène sulfuré, l’autre nom du sulfure d’hydrogène.

A ce gaz incolore jusqu’à peu unanimement considéré comme toxique, le Professeur Csaba Szabo a dédié près de 15 ans de sa vie, au point d’en devenir l’un des spécialistes mondiaux: «Aujourd’hui, on sait que l’hydrogène sulfuré, prosaïquement appelé H2S, est produit de manière endogène dans de nombreux tissus, où il contribue au bon fonctionnement cellulaire. Malheureusement, les cellules des personnes atteintes du syndrome de Down en produisent en quantité excessive, ce qui pourrait concourir aux symptômes les plus délétères, dont la déficience intellectuelle.»

Les chercheurs ont longtemps ignoré les raisons de cette surproduction nocive de H2S. C’est un chercheur français, le Professeur Pierre Kamoun qui, le premier, a soupçonné une enzyme appelée CBS (cystathionine bêta synthase): «L’hyperproduction d’H2S décrite chez les sujets trisomiques 21 est probablement liée à l’hyperexpression de cette même enzyme», écrivait-il en 2003. Mais encore fallait-il en apporter les preuves! Quinze ans plus tard, c’est le tour de force que vient de réaliser l’équipe du Professeur Csaba Szabo.

Un peu d’histoire

Pour mieux comprendre le contexte dans lequel s’inscrit cette découverte, il convient de rembobiner un peu le fil de la recherche. Chaque humain compte 23 paires de chromosomes, soit 46 en tout. Certains individus présentent cependant ce que l’on appelle une aberration chromosomique. La trisomie 21 en est une. Les causes génétiques de ce syndrome ont été identifiées en 1959 par trois chercheurs français, Lejeune, Gautier et Turpin. Ce sont eux qui, les premiers, remarquèrent que chez certains individus, que l’on qualifiait alors de manière tout à fait inappropriée de «mongoliens», le chromosome 21 n’apparaissait pas à double mais à triple, d’où le terme adopté depuis de «trisomie 21».

Des années plus tard, on l’a vu, Pierre Kamoun, professeur de biochimie et de biologie moléculaire, observe un taux très élevé d’hydrogène sulfuré dans les cellules des personnes atteintes de trisomie 21. Il soupçonne l’enzyme CBS d’en être à l’origine. «Normalement, cette enzyme joue un rôle biologique important, explique le Professeur Csaba Szabo, en débarrassant les cellules de résidus potentiellement toxiques.» Mais comme l’avait si bien énoncé Paracelse, «tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison», et il se trouve que, chez les individus atteints du syndrome de Down, le chromosome 21 surnuméraire produit l’enzyme CBS en excès. «Corollaire, conclut Csaba Szabo, cette enzyme générée en quantité excessive dans leurs cellules produit à son tour de l’hydrogène sulfuré à des doses nocives. Cela altère leur fonctionnement en endommageant gravement les mitochondries, ces minuscules organelles qui fournissent l'énergie dans toutes nos cellules. C’est ce que nos études viennent de démontrer.»

Une thérapie en vue?

Les cellules des individus souffrant du syndrome de Down nagent ainsi dans un gaz toxique qui diminue leur capacité à produire de l’énergie. Par bonheur, explique Csaba Szabo, l’intoxication au H2S est réversible. Par des méthodes pharmacologiques, lui et son équipe sont en effet parvenus à empêcher l’enzyme CBS de produire du H2S. Les cellules, une fois «désintoxiquées», se remettent à fonctionner normalement. «Si on arrive à appliquer le même traitement aux cellules nerveuses, il n’est pas interdit d’espérer que l’inhibition de l’enzyme CBS améliorera les fonctions cognitives. C’est la prochaine piste que nous allons explorer.» La route est encore longue vers un traitement efficace, mais Csaba Szabo a pris son bâton de pèlerin. Lui et son équipe explorent plusieurs possibilités en parallèle, avec des souris de laboratoire et des cellules nerveuses humaines. Le professeur planifie aussi la mise en place d’un test clinique, avec le soutien possible de la Fondation Jérôme Lejeune, en France. «Il faut garder la tête froide, car nombreux sont les espoirs de traitement qui ne résistent pas à l’épreuve de la réalité, mais c’est une voie très prometteuse.»

 

© STEMUTZ.COM
Quatre questions au Professeur Csaba Szabo

Comment est né votre intérêt pour la trisomie 21?

Cela fait des années que je travaille sur la biologie de l’hydrogène sulfuré (H2S), notamment dans le domaine des cancers auxquels cette molécule est associée. Et puis, il y a quelques années, la Fondation Jérôme Lejeune, qui soutient la recherche sur les maladies de l’intelligence d’origine génétique, m’a contacté et demandé si j’étais intéressé à poursuivre un travail expérimental dans ce domaine C’est un domaine qui me fascine et, comme il s’agit d’un champ d’investigation peu étudié, je n’ai pas hésité une seconde! Il faut aussi préciser que le syndrome de Down touche environ une naissance sur mille et, en dépit du recours toujours plus fréquent au diagnostic préimplantatoire, il reste la maladie génétique la plus répandue chez les humains, affectant plus de 5 millions de personnes dans le monde.

Pourquoi a-t-il fallu attendre plus de 15 ans pour prouver que l’enzyme CBS était bien responsable de l’intoxication des cellules à l’hydrogène sulfuré?

A l’époque, l’idée d’un lien entre le syndrome de Down et le H2S était un peu – comment le dire poliment? – un peu à l’ouest. L’amélioration des outils expérimentaux a toutefois permis de faire de grandes avancées: nous pouvons désormais effectuer des mesures bioénergétiques dans des cellules intactes, alors qu’avec les méthodes traditionnelles nous devions les briser, ce qui provoquait la diffusion du H2S. Grâce à ces progrès technologiques, mais aussi conceptuels, ce n’est plus une hérésie d’affirmer que le H2S joue un rôle important dans nos cellules.

Existe-t-il des médicaments prescriptibles à des fins thérapetiques?

En principe, quand notre corps surproduit un médiateur biologique, nous pouvons tenter deux approches: la première consiste à inhiber la source de cette surproduction; en l’occurrence, on empêcherait l’enzyme CBS de produire de l’hydrogène sulfuré en excès; dans la seconde approche, on intervient en aval en «épongeant» l’excès de H2S. En tant que professeur de pharmacologie, je dois dire que la première solution m’apparaît plus élégante et, dans de nombreux cas, plus efficace. Mais, bien que nous connaissons déjà plusieurs inhibiteurs de la CBS, nous n’en connaissons pas encore les effets secondaires. Il faudrait mener des tests d’innocuité. Si je résume, il n’existe, à l'heure actuelle, aucun «remède à la trisomie 21». Les individus atteints nécessitent toujours une prise en charge spécifique. Mais tout espoir n’est pas perdu! Même si on n’est pas capable aujourd’hui de désactiver la troisième copie du chromosome 21 dans chaque cellule, ce chromosome surnuméraire à l’origine du syndrome de Down, on peut espérer en atténuer l’impact sur la santé. Cela offrirait la perspective d'une amélioration considérable des conditions de vie des personnes touchées.

Quels sont les aspects de ces recherches qui vous passionnent le plus?

J’ai publié plus de 500 articles dans ma vie, dont certains dans des revues dites à fort impact. J’ai travaillé avec des lauréats du prix Nobel, j’ai financé plusieurs sociétés de biotechnologie. Bref, je suis déjà un chercheur au long cours! Il n’empêche que cette recherche sur le H2S me passionne au plus haut point. J’en suis extrêmement fier, même si je n’en suis pas l’instigateur.

 

Notre expert Csaba Szabo est professeur de pharmacologie au Département de médecine. Avec son groupe, il mène des recherches sur les rôles de molécules gazeuses, comme le H2S, impliquées dans la signalétique cellulaire et dans certaines pathologies.

csaba.szabo@unifr.ch