«Il est fondamental d’offrir de la culture»

«Il est fondamental d’offrir de la culture»

Jongler d’une langue à l’autre en maintenant l’émotion du texte d’origine, tel est le défi quotidien des traductrices et traducteurs. Le festival de traduction et de littérature «aller-retour», qui aura lieu le 6 mars prochain, est l’occasion de mettre en lumière leur travail souvent méconnu.

Mesures sanitaires obligent, le festival sera retransmis en direct depuis l’espace culturel du Nouveau Monde, à Fribourg. Lectures, discussions et débats seront au rendez-vous de cet événement.

Thomas Hunkeler, professeur de Littérature française et membre de l’organisation du festival y animera une table ronde en se penchant sur les questions de la traduction au théâtre. Il a accepté de répondre à nos questions.

Pouvez-vous nous présenter le festival en quelques mots?
L’idée de cet événement est de mettre en lumière le travail des traductrices et traducteurs qui passe malheureusement trop souvent inaperçu. On constate ce phénomène dans les journaux: très souvent, on ne mentionne pas leur travail dans le compte-rendu d’un livre paru d’abord dans une langue étrangère, alors même que ce sont leurs mots que nous lisons. Pour aller à l’encontre de cette invisibilité, nous essayons de rendre le public plus attentif à la dimension essentielle de la traduction.

Voyez-vous tout de même une amélioration dans la reconnaissance de leur travail, en particulier grâce à ce genre d’événement?
Oui, de gros efforts ont été consentis, notamment par Pro Helvetia, qui a énormément œuvré pour permettre une meilleure visibilité du métier et améliorer les conditions de travail. Tout comme la Collection ch qui a été un instrument important pour encourager l’échange culturel entre les différentes langues du pays.

Mais c’est un lent processus qui n’a pas encore abouti. Il est important de voir dans la traductrice ou le traducteur, une créatrice ou un créateur de plein droit et pas uniquement un instrument qui permet de passer d’une langue à l’autre. Il ne faut pas oublier que tous les mots que vous lisez sont traduits et que vous ne lisez donc pas un seul mot de l’écrivain étranger. Le but de cette rencontre, c’est aussi d’observer les traductrices et traducteurs en train de travailler, de les voir réfléchir à voix haute. Souvent le public est très surpris de constater que cet exercice est beaucoup plus complexe que ce qu’il croyait. C’est un travail qui, dès que l’on se penche sur les détails, devient passionnant.

Un métier qui demande donc une grande part de sensibilité…
Sans doute, oui. C’est un métier qui présuppose une excellente connaissance de sa propre langue et en même temps une profonde connaissance de l’autre culture. Il ne suffit pas de maîtriser la langue cible.

Est-ce par hasard que cet événement ait lieu cette année à Fribourg?
Non, Fribourg a été choisie à la fois parce que c’est une ville bilingue, mais aussi parce que nous sommes plus ou moins au centre du pays et que les invité·e·s viennent de tous les coins de la Suisse.

Quelle implication avez-vous dans cet événement par rapport à votre travail de recherche au sein de l’Université?
Au niveau de l’enseignement d’abord, car il y quatre ans, le Professeur Ralph Müller et moi-même avons lancé un nouveau Bachelor intitulé «Bilinguisme et échange culturel». Ce cursus met au centre notre identité fribourgeoise qui est constamment dans l’échange entre le français et l’allemand. C’est pour cette raison que je suis associé à la programmation du festival.

Sous l’angle de la recherche ensuite, car je fais partie d’un réseau regroupant quelques collègues d’universités suisses qui confronte la littérature romande, alémanique, tessinoise et romanche dans une perspective d’une histoire littéraire suisse, qui ne serait pas limitée à chaque fois aux langues isolées, mais essaie de réfléchir à tout ce qui intervient entre les différentes cultures littéraires suisses. C’est d’ailleurs une grande question actuelle de la recherche: y a-t-il une seule littérature suisse ou plusieurs?

La question de la traduction n’a, me semble-t-il, pas été suffisamment prise en compte dans l’écriture de l’histoire littéraire. Je crois qu’il y a actuellement une nouvelle façon de regarder cela, beaucoup plus attentive à toutes les figures de passeurs – dans la traduction, l’édition, les travaux de collection, ainsi que l’enseignement – qui, par le passé, ont souvent été négligées.

Impliquez-vous certain·e·s de vos étudiant·e·s dans l’organisation de ce festival?
Absolument! La volée du Bachelor de cette année est uniquement composée de filles. Ce sont ces étudiantes qui vont suivre les différentes rencontres prévues et en rendre compte sur notre site web, L’Année du livre. Nous avions prévu une rencontre magnifique avec une organisation très complexe, des rencontres simultanées, etc. Malheureusement, avec la pandémie, nous sommes obligés de faire les choses à distance et avons dû faire l’impasse sur la belle soirée prévue. Mais, au moins, les discussions des animatrices et animateurs auront lieu en présentiel et le public pourra suivre ces discussions en live stream.

Ce qui enlève une part de spontanéité?
En effet, et c’est pareil dans l’enseignement: rien ne remplace le contact personnel. Nous perdons les rencontres qui ont lieu avant ou après l’événement. Malgré tout, nous avons décidé d’organiser ce festival parce qu’il faut le dire: le monde de la culture va mal! Il est important de donner la possibilité aux traductrices, traducteurs, artistes et écrivains de se produire et d’être payés pour cela. C’est fondamental d’offrir de la culture en cette période un peu morose.

Durant l’événement vous allez discuter des questions de la traduction sur scène. Est-ce que vous pensez que le théâtre apporte de l’importance à la traduction?
Je vais effectivement animer une table ronde avec plusieurs professionnel·le·s du spectacle, notamment avec les deux codirecteurs du Théâtre des Osses, Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier, mais aussi avec Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre qui ont créé plusieurs spectacles plurilingues. La coprésence des langues sur scène est un autre aspect de ma recherche. On constate qu’il y a de plus en plus de surtitrage au théâtre, certes limité, car tout ce qui est dit ne peut être traduit. Ce phénomène est encore peu étudié, comparé au sous-titrage des films. Ce que l’on va aborder durant cette table-ronde, c’est la manière de prendre en charge une société plurilingue. Comment cela se reflète-t-il sur les scènes et dans le public? Nous allons essayer de comprendre ce que cela signifie d’avoir des personnes sur scène qui parlent une autre langue ou avec un accent. Comment les responsables de la mise en scène vont-ils décider de ce qu’il faut traduire ou, au contraire, de ce qu’il faut laisser pour confronter la spectatrice ou le spectateur à la langue étrangère? Pour le chercheur que je suis, ce sont des questions essentielles.

Pensez-vous que les programmes de traduction automatique puissent supplanter le travail de l’être humain? Comment voyez-vous l’avenir de ce métier?
C’est une des grandes questions! Grâce aux algorithmes, la traduction automatique s’améliore à une vitesse incroyable, et ces logiciels ne sont plus du tout à un niveau caricatural comme ils l’étaient il y a encore une dizaine d’année. Je connais des traductrices et traducteurs qui utilisent ces moyens et retravaillent le texte par la suite. Certes, ce n’est pas parfait, mais est-ce que la version de l’être humain est parfaite?

Donc oui, le métier risque de changer. Une traductrice ou traducteur est confronté·e à des choix très difficiles et enregistre un nombre colossal d’éléments, tels que l’ironie, les choix lexicaux ou même les fautes de l’écrivain, mais je n’oserais pas dire que la machine ne serait jamais capable d’y arriver.

Mais au niveau des émotions? Comment une machine pourrait-elle les traduire?
La question des émotions est un point fondamental. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi le sujet des émotions comme l’un des axes clés de ce festival. Souvent, les gens ont l’impression que la traductrice ou le traducteur est quelqu’un de très froid·e, réfléchi·e et distant·e, alors que pas du tout. Au contraire, elle ou il doit décrypter les émotions en mobilisant les siennes; et je pense que la machine ne peut pas encore exprimer cela parfaitement.

Les métiers de la traduction et de l’interprétation ont donc encore de beaux jours devant eux?
Oui, j’en suis certain!

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  • Page du professeur Thomas Hunkeler
  • Programme complet du festival
  • Image de une: de gauche à droite: Fatima Moumouni (modératrice), Pedro Lenz (auteur), Guy Krneta (auteur), Raphael Urweider (traducteur), Daniel Rothenbühler (traducteur); © ch-Media, Sonja Furter

Author

Diplômée de l’école de commerce, ayant longtemps travaillé dans le domaine social, j'ai réorienté ma carrière professionnelle suite à la parution de mon premier livre aux Editions Faim de Siècle. J’ai obtenu en 2020 un CAS en techniques de la communication écrite de l’Université de Genève. Rédactrice indépendante, mes thèmes de prédilection sont la mobilité, les loisirs et les événements culturels.

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