Campagnes électorales suisses: circulez, il n’y a rien à voir?

Campagnes électorales suisses: circulez, il n’y a rien à voir?

La politique suisse ne passionne pas les foules. Manque d’incarnation? Concensus mou? Débats sans intérêts?  Non, bien au contraire! L’ouvrage de  Zoé Kergomard, Les partis politiques suisses en campagne électorale, 1947-1983, démontre que, à y regarder de plus près, la chose publique helvétique ne manque pas de sel!

Zoé Kergomard, auteur d’une thèse en histoire contemporaine à l’Unifr

Moins d’un·e citoyen·ne sur deux participe aux élections en Suisse. Pour quelle raison avez-vous décidé de vous pencher sur ce microcosme des campagnes électorales, considérés souvent comme des «non-évènements»?
C’est le pari de ce projet : montrer les transformations derrière l’impression de grande stabilité voire d’ennui – une idée reçue sur l’histoire politique suisse que j’ai beaucoup entendue en Suisse comme ailleurs. Dans la recherche en histoire et en science politique aussi, l’accent a davantage été mis sur les votations les plus polarisantes, alors que les campagnes électorales ont longtemps été considérées comme des non-événements aux conséquences minimes pour la coopération entre les partis, marquée par une culture apparemment ancestrale du « consensus ». Et si on se concentre sur les résultats électoraux, c’est sûr qu’on retient avant tout l’exceptionnelle stabilité des années 1940 aux années 1980. Ce serait alors seulement l’offensive électorale et la droitisation de l’Union démocratique du centre (UDC) à partir des années 1990 qui auraient bousculé la paisible vie politique suisse, en introduisant une professionnalisation et une polarisation inédites jusque-là.

Cela confirme donc cette impression d’ennui durant quatre décennies: il ne se passe rien!
Au contraire, cela dépend du niveau d’analyse car, au fond, comment les partis eux-mêmes ont-ils investi ces campagnes électorales, comment ont-ils cherché à convaincre les électeurs, et grande nouveauté à partir de 1971, les électrices? C’est cette question que nous souhaitions poser. Avec Carolina Rossini, qui a soutenu sa thèse à l’Université de Lausanne sur les campagnes des années 1990-2000, nous avons étudié sur le long terme des évolutions souvent associées aux années 1990, mais qui trouvent leur origine auparavant, à commencer par l’appel des partis à des publicitaires et sondeurs ou la croissance des dépenses de campagne.

Est-ce un sujet très helvético-centrique?
Pas du tout, en fait! Ce qui m’a tout de suite accrochée dans ce projet, c’était justement ce retour historique, au plus près des acteurs, sur les transformations de la communication politique. Il y a ces dernières années un mouvement transnational de renouvellement de l’histoire politique qui part souvent de l’étude «au concret» des rapports entre partis politiques, citoyennes et citoyens sur le temps long. En Europe de l’Ouest, les chercheuses et chercheurs s’intéressent aussi tout particulièrement à l’après-guerre, qui sert souvent de contre-miroir nostalgique aux défis que rencontrent les démocraties contemporaines (crise de confiance entre entre représentant·e·s et représenté·e·s, polarisation, inflation de la communication politique…) Et justement, rien de tout ça n’est entièrement nouveau, on retrouve les mêmes évolutions d’un pays à l’autre avec de légers décalages dans le temps.

Pour revenir au microcosme suisse, on voit que les partis politiques ont dû s’adapter à une évolution sociétale très importante.
La société suisse a énormément changé entre les années 1940 et 1980, entre forte croissance économique, urbanisation, arrivée de travailleuses et travailleurs du Sud de l’Europe, déconfessionnalisation de la société, transformation des médias, massification de l’accès à l’enseignement secondaire et tertiaire, contestations multiples de l’autorité en 1968, nouveaux mouvements sociaux, notamment écologistes, qui remettent justement en cause le modèle productiviste… et, last but not least, nouvelles possibilités socio-économiques pour les femmes. Donc au lieu d’en rester à l’impression de stabilité, on peut plutôt se demander comment les partis ont adapté leurs campagnes au cours du temps alors qu’en face… ce n’était vraiment plus les mêmes électrices et électeurs.

Et cela d’autant plus que vous étudiez une période durant laquelle les femmes étaient exclues de la vie politique!
Justement, cette année de commémoration des 50 ans du suffrage féminin en Suisse nous amène à relire l’histoire politique du pays à l’aune de cette longue exclusion des femmes hors du champ politique: ce n’est quand même pas rien! Tout comme leur entrée progressive dans les partis politiques n’a rien d’évident à l’époque: une majorité d’hommes est certes d’accord pour qu’elles votent, mais qu’elles parlent à la tribune et soient élues, c’est une autre affaire. Elles subiront toutes une palette de backlash (retour de bâton), du sexisme crasse aux remarques condescendantes cachées derrière de la «galanterie». Comme l’a montré Fabienne Amlinger, c’est en s’organisant au sein des sections féminines des partis, mais aussi en unissant leurs forces entre politiciennes de différents partis qu’elles arriveront petit à petit à imposer plus de femmes sur les listes électorales. Et ce combat n’a rien perdu de son importance, comme l’ont montré les mobilisations pour une meilleure représentation politique des femmes après la grève féministe de 2019.

Les partis politiques vous ont-ils volontiers, et sans restrictions, donné accès à leurs archives?
C’est une question très importante et assez problématique je dois dire. Contrairement à d’autres pays (notamment l’Allemagne), le dépôt des archives des partis politiques n’est pas institutionnalisé en Suisse, ce qui d’un point de vue éthique pose la question de la transparence de leurs actions (et en particulier de leurs finances). Pour les chercheuses et chercheurs, cela implique des situations et des démarches très variées. Par conscience de leur position longtemps minoritaire, les socialistes et le mouvement ouvrier sont exemplaires dans ce domaine, avec l’action d’institutions comme les Archives sociales suisses à Zurich, l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO), la Fondazione Pellegrini Canevascini per la storia sociale della Svizzera italiana (FPC). Parmi les partis bourgeois au niveau fédéral, les seuls fonds comparables sont ceux du PDC, qui a longtemps aussi eu cette conscience d’être minoritaire. Ils sont accessibles sur autorisation aux Archives sociales suisses, mais il y a eu des cas de refus que le parti n’a pas à justifier. Les archives des partis agrariens sont accessibles seulement sur autorisation auprès des secrétariats de l‘UDC. L’incertitude qui en résulte représente un frein conséquent à la recherche. Je n’ai pas obtenu d’autorisation de consultation de la part du parti fédéral, mais au moins des partis zurichois et bernois où j’ai été bien reçue. La politique archivistique du PLR est encore moins claire. J’ai aussi essuyé des refus concernant les archives les plus récentes du parti fédéral. A côté de la question très sensible de la transparence vis-à-vis des finances partisanes, je m’interroge sur un certain laisser-aller en la matière. Dans le cas de l’UDC comme du PRD, il faut noter que l‘archivage «maison» dans les secrétariats ne permet pas aux partis d’assurer une bonne conservation des documents. C’est dommage pour la recherche, mais aussi pour la démocratie suisse et les partis eux-mêmes. Après, quand on travaille sur la vie politique suisse c’est de toute façon bien de varier les sources, et j’ai donc aussi consulté les catalogues d’affiches et de tracts, les sources audiovisuelles, la presse (notamment partisane), et des fonds privés, notamment ceux du publicitaire Victor Cohen qui conseillait déjà le PS dans les années 1940!

Vos recherches vous ont-elles permis de dénicher quelques perles?
Il y en aurait beaucoup! Mais je pense notamment à un publicitaire biennois pionnier des sondages d’opinion, Pierre-André Gygi, qui donnait des conseils assez truculents aux Radicaux dans les années 1950, le tout retranscrit en dialecte pour rajouter de l’authenticité: selon lui, il faudrait flatter « le Suisse » dans le sens du poil pour qu’il se sente « bon seigneur », tout en lui expliquant avec patience le seul vote « viril » possible: voter pour la liste radicale sans la modifier…. Et en 1971, les partis sont paniqués par l’arrivée des femmes dont ils peinent à anticiper le vote. Donc ils rivalisent d’invention pour déclarer leur «amour» aux nouvelles électrices (qu’ils oublieront peu de temps après), mais certains ne font vraiment pas dans la subtilité: entre un programme qui appelle à réaliser «l’égalité de la femme (sic)» ou une brochure qui explique aux femmes la politique suisse avec une métaphore filée: la cuisine…

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The long and winding road! Après un détour par l'archéologie, l'alpage, l'enseignement du français et le journalisme, Christian travaille depuis l'été 2015 dans notre belle Université. Son plaisir de rédacteur en ligne? Rencontrer, discuter, comprendre, vulgariser et par-ta-ger!

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