Les études sur les relations entre la Suisse et l’Asie de l’Est ne datent pas d’hier, mais elles n’ont porté, pour la plupart, que sur les missions chrétiennes et la diplomatie, toujours d’un point de vue helvéticocentrique. Afin d’élargir le champs de cette historiographie traditionnelle, plusieurs chercheuses et chercheurs du Département d’histoire contemporaine ont participé au dernier numéro de traverse qui s’intéresse à des acteurs non-étatiques tels que des hommes d’affaires et des journalistes. Cette approche nouvelle permet d’aller au-delà de l’histoire officielle, celle des relations entre Etats, et de découvrir quelques destins exceptionnels.
Matthieu Gillabert, à quand remontent les premiers contacts entre la Suisse et l’Asie de l’Est?
On retrouve des échanges entre la Suisse et l’Asie de l’Est à partir du 17e siècle. Des jésuites suisses se trouvent alors en Chine. Par la suite, des marchands et mercenaires accompagnent les compagnies de commerce étrangères. Ce sont aussi des jésuites qui rapportent les premières informations sur le Japon. Mais la densité des échanges ne s’affirme qu’à partir de la moitié du 19e siècle par le biais de missions religieuses, des marchands et du développement des relations diplomatiques. C’est en 1868 que la première délégation nippone visite la Suisse. C’est donc aussi à ce moment-là que se développent des représentations réciproques.
En 1864, la Suisse, pays sans flotte militaire, parvient à signer des traités commerciaux avec le Japon, au nez et à la barbe de grandes puissances coloniales européennes. Comment a-t-elle fait?
Ce n’est pas tout à fait exact. D’abord, le premier envoyé suisse en 1861, Rodolphe Lindau, n’obtient aucun accord du gouvernement shogunal. Ensuite, la Suisse n’agit pas à l’insu des grandes puissances (depuis 1853, les Occidentaux forcent le Japon à l’ouverture), mais profite plutôt du développement des relations commerciales entre l’Europe et l’Extrême-Orient. Le ministre plénipotentiaire suisse, Aimé Humbert, participe aux négociations sur l’ouverture des ports japonais aux Occidentaux: il joue sur plusieurs tableaux, au profit des horlogers, du Conseil fédéral, et des Occidentaux. Si cette histoire est déjà connue, l’apport de notre numéro réside dans l’intérêt porté aux partenaires asiatiques. La trajectoire du marchand suisse Hermann Siber Siber décrite par Alexis Schwarzenbach montre qu’on ne peut comprendre son succès commercial dans le domaine de la soie qu’en prenant en compte son insertion dans les milieux d’affaires japonais.
On voit que ce sont avant tout les industriels suisses qui ont poussé les autorités à créer des représentations diplomatiques au Japon. Quelle a été leur motivation?
Le réseau diplomatique suisse est très limité au 19e siècle et ce jusqu’à la moitié du 20e siècle, alors que l’industrie d’exportation est en pleine expansion. Les milieux économiques ont surtout intérêt à développer un réseau consulaire, c’est-à-dire des avant-postes capables de défendre les intérêts matériels des compagnies dans des territoires éloignés. Les consuls sont recrutés hors de la carrière diplomatique; ils appartiennent eux-mêmes aux commerçants intéressés par ces régions.
Est-ce que d’étudier les relations économiques entre la Suisse et l’Asie de l’Est permet de jeter un regard neuf sur l’articulation entre élites économiques et pouvoir politique en Suisse?
La politique étrangère de la Suisse en Asie au 19e siècle est presque exclusivement au service des intérêts commerciaux. En cela, la cohabitation du politique et de l’économique tend à l’union de fait. Je dirais que le nouveau regard de ce numéro de traverse porte plutôt sur les réseaux des Suisses sur place, les collaborations avec les puissances impériales et avec les autorités locales.
Cela dit, le volume des échanges commerciaux entre la Suisse et l’Asie de l’Est reste longtemps modeste, au moins jusqu’à la fin du XXe siècle.
Par rapport aux échanges avec nos voisins, l’Asie reste modeste. L’engagement suisse est plutôt précoce, ce qui s’explique par son industrialisation et son économie d’exportation, mais les volumes d’échanges sont faibles. Ils augmentent toutefois au tournant des années 1990, dans le contexte de la globalisation des échanges et de la division mondiale du travail. L’article de Pierre-Yves Donzé dans ce numéro sur Nestlé invite à ne pas regarder uniquement l’aspect quantitatif, mais aussi l’expérience que la multinationale helvétique fait au Japon. En particulier, sa capacité à localiser le développement de produits a été reproduite ailleurs: le Japon fonctionne ainsi comme un laboratoire de la globalisation de l’entreprise.
La présence suisse en Asie n’est d’ailleurs pas que d’ordre économique, un homme d’affaires suisse, Richard von der Crone, a connu un destin assez singulier à Shanghai.
Sa destinée est hors du commun, comme le montre Julian Wettengel. Richard von der Crone est un commerçant suisse qui devient membre du Conseil municipal de Shanghai en 1941 sous les autorités japonaises, et qui parvient à se maintenir sous les autorités chinoises, tout en collaborant avec le CICR. Ces intrications entre plusieurs activités et l’imperméabilité aux changements de régime posent des questions importantes sur la capacité d’élites coloniales à se rendre indispensables. Le fait d’être suisse semble apporter un atout supplémentaire pour participer à ces collaborations «transimpériales» avec des ressortissants d’autres puissances occidentales.
La relation entre la Suisse et l’Asie de l’Est n’est pas univoque. Les Japonais et les Chinois viennent aussi chez nous, en particulier pour des raisons touristiques.
C’est bien l’objectif de ce numéro, montrer qu’il n’y a pas une expansion occidentale vers l’Asie, ni des Suisses qui partent explorer ces régions exotiques, mais qu’il y a des échanges et des représentations sur la Suisse produites par les Asiatiques qui l’ont côtoyée. Au 19e siècle, des délégations japonaises se rendent en Suisse et leurs écrits montrent une certaine fascination pour la montagne. Elle se traduit par l’arrivée des premiers alpinistes nippons, comme Yuko Maki qui gravit le Cervin en 1921.
Au Japon, la figure de Heidi – le roman de Spyri est traduit en 1920 et l’héroïne est popularisée par le dessin animé d’Isao Takahata en 1974 – joue un rôle central dans l’imaginaire lié à la Suisse et dans la propagande touristique. En Chine, l’image de la Suisse «jardin du monde» domine, illustrée par des peintres traditionnels. Rappelons que, même si les Japonais viennent depuis les années 1950, comme le montre Laurent Tissot, et les Chinois depuis les années 1980, la Suisse reste souvent une étape de voyage sur le continent européen.
Vos recherches ont été publiées dans le dernier numéro de la revue traverse. Qu’apportent-elles de nouveau sur ce que l’on sait des relations entre la Suisse et l’Asie de l’Est?
Cette publication montre la variété des acteurs et actrices suisses et asiatiques dans le développement de réseaux pendant la période contemporaine et permet donc de s’éloigner d’une histoire institutionnelle et helvético-centrée. Ces acteurs et actrices – marchands, reporters, missionnaires, diplomates, etc. – sont également au contact avec d’autres individus européens, ce qui permet de montrer que la Suisse participe pleinement à l’essor des échanges que l’on voit entre l’Europe et cette région à la fin du 19e siècle.
Enfin, nous démontrons que l’Asie a contribué à moderniser la Suisse: elle fonctionne comme un laboratoire qui a stimulé la globalisation du pays sur le plan culturel, diplomatique et commercial. L’article de Claude Hauser rappelle que, chez nous, la question environnementale est fortement influencée par des reportages sur l’Asie. Ce numéro est une tentative d’écrire l’histoire de la Suisse de l’extérieur, mais il a également pour ambition de stimuler de nouvelles recherches. Nous n’y avons que peu abordé la question du genre. Or, il faut se demander l’impact de l’interculturalité et les conditions de vie dans un pays lointain sur les rapports entre les sexes.
L’écueil des langues
D’emblée, on suppose que la langue est un écueil de taille pour les historiens qui souhaitent étudier les relations entre la Suisse et l’Asie de l’Est?
Oui, c’est clairement une difficulté qui doit faire réfléchir sur le potentiel, mais aussi les limites de l’histoire globale. Le risque est grand que l’histoire continue de s’écrire à partir des documents écrits dans des langues dominantes. A côté de la langue, l’accès aux archives est également un problème majeur.
On savait que le Département d’histoire contemporaine s’intéressait à la Russie et au Japon; depuis quand a-t-il élargi le champ de ses recherches à la Corée, à Taïwan et à la Chine?
En étudiant les relations internationales sous l’angle culturel et humanitaire, nous couvrons en effet des aires culturelles variées. L’intérêt pour l’Asie est apparu dans les projets liés à la diplomatie culturelle suisse, puis s’est concrétisé dans le projet FNS «Les relations sino-suisses au temps de la guerre froide: une ‹rupture impossible›? (1949-1989)» dirigé par le Professeur Claude Hauser et auquel ont collaboré deux éditeurs de ce numéro, Cyril Cordoba et Ariane Knüsel.
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