Dossier
Les preuves du sang
D’une scène de crime aux salles d’audience, l’analyse des traces de sang permet, entre autres, de mieux saisir le déroulement des faits. Mais quelle est la valeur accordée au sang dans une enquête et lors d’un jugement? Eléments de réponse avec Serge Buehlmann, chef du Commissariat d’identification judiciaire à la police cantonale fribourgeoise et avec Loïc Parein, avocat à Lausanne spécialisé en droit pénal et chargé de cours à l’Unifr.
Quelle importance la police accorde-t-elle au sang, aux traces de sang sur une scène de crime?
Serge Buehlmann: Que ce soit pour l’ADN ou pour les projections, le sang fait partie de la grande famille des traces que nous exploitons sur une scène de crime, au même titre que les traces de doigts, de semelles ou celles liées à des armes à feu. Selon les cas, nous allons plus ou moins nous intéresser à ces traces de sang qui donneront des réponses à de nombreuses questions. C’est donc un élément parmi d’autres que la police prend en considération.
Sur le plan pénal, les traces de sang ont-elles un intérêt?
Loïc Parein: Oui. J’en vois même trois. La trace de sang permet d’identifier une personne, d’élaborer un mécanisme par lequel le sang aurait été déposé et puis, plus juridiquement, de se prononcer sur la culpabilité de l’accusé·e.
Cette prise en considération du sang lors d’une enquête a-t-elle toujours existé ou est-ce un phénomène récent?
Serge Buehlmann: Le sang a toujours été considéré comme un élément potentiellement suspect, pertinent, qui implique une personne. Il y a des écrits datant d’avant Jésus-Christ qui font mention du sang lors d’un crime. Je pense à un texte où l’auteur décrit une trace de sang sur le manteau d’une personne qui avait tué un roi. On sait qu’il y a une suspicion, qu’il y a une implication de cette personne dans les faits qui sont discutés. Par la suite, les avancées technologiques ont permis de considérer les traces de sang de manière plus scientifique, par exemple la détermination de l’ADN depuis 1985.
Loïc Parein: En procédure pénale, la place du sang est bien antérieure au développement des technologies dont on dispose aujourd’hui. J'ai presque envie de dire que c’est peut-être la première trace qui a occupé celles et ceux qui étaient mobilisé·e·s dans ce genre d’enquête. Il ne faut pas oublier que le sang a, de manière plus large, une énorme valeur symbolique. Le sang, c’est la vie. Avant l’apparition de la photographie, ce sont les témoignages qui permettaient de discuter traces de sang lors d’un procès. On peut très bien imaginer les inspecteurs·trices de police dépêché·e·s sur la scène de crime pour les premiers constats rapporter, par écrit ou par oral, leurs observations à celles et ceux qui rendent la justice.
Serge Buehlmann: C’est tout à fait ça. Le sang, substance rouge qui a une odeur particulière et qui n’est pas toujours complètement figée… C’est un élément marquant et on s’en rappelle. Si des policiers·ères étaient amené·e·s à témoigner au tribunal, elles et ils se souvenaient plus précisément des traces de sang que de la place d’une bouteille sur une table.
Qu’est-ce que le sang d’une scène de crime vous raconte?
Serge Buehlmann: Il faut d’abord comprendre que nous pouvons nous trouver face à une scène où le sang est visible, mais qu’il peut aussi être latent si les lieux ont été lavés. Il revient alors aux enquêteurs·rices de mettre en évidence les traces grâce à des méthodes de révélation. Mais de manière générale, visible ou non, le sang nous dit: «Questionnez-moi». Le rôle de la police scientifique est donc de poser les bonnes questions pour saisir ce que les traces de sang racontent. Est-ce une trace passive, un écoulement de sang qui est tombé sur le sol? Est-ce une trace active qui nous montrerait, par exemple, un mouvement de lame? Nous gardons l’éventail des hypothèses complètement ouvert. Le sang peut aussi nous expliquer la présence d’un individu sur les lieux, la dynamique de l’histoire et une certaine forme de chronologie. Mais, encore une fois, le sang est un élément parmi d’autres qu’il faut prendre en considération.

Par exemple, que voyez-vous sur cette photo prise par vos services?
Serge Buehlmann: Sur cette photographie (ndlr, voir page 14), on voit le hall d’un appartement depuis la porte principale. Sur le carrelage, il y a énormément de substance rouge. Si je découvre cette image dans un magazine, je suis en droit de me poser la question s’il s’agit vraiment de sang, car il semble y en avoir beaucoup. On se dit immédiatement qu’il s’est passé quelque chose de grave. Contrairement à ce que l’on peut penser, une petite quantité de sang peut donner l’impression que des litres d’hémoglobine ont été répandus. Ce qui n’était pas le cas ici. Notre souci est de ne pas casser les traces, de ne pas compromettre cette scène de crime. Nous devons réfléchir où poser les pieds, mais on sait déjà que ce sera compliqué. On remarque qu’il y a différents types de traces de sang dont des saignements tombés par gravité, des traces altérées, modifiées, des traces de transfert… Une telle scène ouvre de nombreux scénarios possibles, pose de nombreuses questions et offre plein de possibilités d’investigation. En tant que policiers, nous récoltons d’autres informations sur les lieux et dans l’entourage. Elles nous permettent d’en savoir plus sur le contexte général de cette scène de crime. Ici, nous sommes en présence d’une bagarre à l’arme blanche entre plusieurs protagonistes. Si la vision de cette image peut provoquer une forte émotion, les faits étaient relativement peu graves et il n’y a pas eu de morts.
Loïc Parein: En regardant ce genre de photo, je dois m’interdire d’en déduire quoi que ce soit. Il y a une discipline à avoir car nous sommes toutes et tous des êtres humains avec un ressenti personnel et différent face à de telles images. Mon souci, en tant qu’avocat, sera plutôt de savoir quelle est la thèse retenue par l’accusation et si cette photographie infirme ou confirme cette thèse. Il faut bien comprendre qu’une photo revient à délimiter visuellement un espace. Ce qui m’intéresse, comme la police, c’est aussi tout ce qui se trouve en-dehors de ce cadre.
De telles images sont versées au dossier et connues des différentes parties lors d’un procès. Quelle importance peuvent-elles avoir durant les audiences?
Loïc Parein: La procédure est telle que tout se fait quasiment en amont du procès. Ne va se discuter au procès que ce qui n’a pas été fait ou ce qu’il est nécessaire de répéter pour que le tribunal soit en capacité de prendre une décision. Il est assez évident qu’un témoin clé, même s’il a déjà été entendu, le sera à nouveau. Je peux aussi imaginer qu’un inspecteur ou une inspectrice ayant procédé aux analyses des traces soit entendu·e plutôt que de demander un rapport complémentaire dans le cadre de la procédure préliminaire selon la gravité du cas. C’est à ce moment-là que la trace de sang pourrait revenir sur le devant de la scène judiciaire, lors de l’administration des preuves au procès. Plus tard, c’est par la convocation de cette trace et de sa signification au moment des plaidoiries.
Comme dans les films hollywoodiens où l’avocat·e exhibe des photos pour impressionner les juré·e·s?
Loïc Parein: Cette question est très tributaire de la culture dans laquelle on se trouve. C’est clair qu’il y a une culture spectacle du côté du droit anglo saxon et américain, ce qu’on a beaucoup moins dans notre culture juridique continentale. La représentation selon laquelle le ou la procureur·e brandirait des vêtements tachés de sang pour appuyer sa démonstration de la culpabilité ou la défense présentant des illustrations de l’analyse scientifique de ces traces sur un tableau fait surtout partie de l’imaginaire collectif chez nous. Maintenant, il n’en demeure pas moins que dans l’histoire des procès criminels, on a des exemples de moments clés où le sang a pu jouer un rôle à l’audience. Comme lors du procès de l’ancienne star de football américain, O.J. Simpson, où l’accusation lui demande d’enfiler le gant qu’aurait porté l’assassin pour pouvoir frapper les esprits du jury. Mais O.J. Simpson n’arrive pas à enfiler le gant. Une des explications qui a été donnée, c’est que ce gant était ensanglanté et que le sang séché avait resserré le cuir de telle façon qu’il ne pouvait plus l’enfiler. C’est un exemple où le sang a pu jouer un rôle argumentatif immédiat dans le cadre d’un procès.
Même si elles ne sont pas exhibées, ces images «choc» peuvent-elles quand même influencer le jugement?
Loïc Parein: C’est un élément, comme d’autres, sur lequel s’applique le principe de la libre appréciation des preuves. Il n’existe généralement pas de preuves ayant un poids supérieur à d’autres. La trace de sang a, juridiquement, la même valeur probante qu’une trace de doigt ou de chaussure. Maintenant, c’est clair que selon l’affaire en question, surtout si on parle d’un assassinat, on peut très bien imaginer que dans l’esprit du juge ou des juges, la trace de sang ait un poids plus important que d’autres traces. Cela se vérifiera au moment de la motivation du jugement où le tribunal doit rendre compte des raisons pour lesquelles il a acquitté ou condamné. Il indiquera si la trace de sang a eu un peu, moyennement ou beaucoup de poids, voire aucun.
En quoi ces photographies sont-elles utiles lors de l’enquête?
Serge Buehlmann: Ces photos ont différentes fonctions, mais un des rôles principaux est certainement de pouvoir documenter les observations réalisées. C’est en tout cas le fonctionnement à Fribourg, où le Ministère public, respectivement le ou la procureur·e se déplace très rarement sur les lieux. Mais elle ou il aura besoin de se faire une idée de la scène de crime et les photographies servent aussi à cela. Lorsqu’un·e prévenu·e est éventuellement auditionné·e, c’est parfois important de lui montrer les choses. Il arrive qu’un phénomène psychique se produise, amenant l’individu à essayer d’oublier ce qu’il a vu ou vécu. Il peut minimiser ou, au contraire, maximiser les faits. C’est donc important de pouvoir montrer la scène. Cela arrive, par exemple, avec des personnes soupçonnées de cambriolage. Nous leur montrons des photos de maisons qui ont été visitées et on constate que les gens sont incapables de dire s’ils ont commis un cambriolage à cette adresse. Ils ne reconnaissent pas l’endroit. L’image est donc intéressante pour expliquer ou compléter les faits. Par contre, je n’ai pas connaissance d’un cas où un·e suspect·e est passé·e aux aveux en voyant des photographies montrant des traces de sang sur une scène de crime.
Loïc Parein: Mon non plus. Je n’ai jamais vécu une telle situation. Mais j’aime l’exercice par lequel l’inspecteur·trice pose le moyen de preuve sur la table durant l’audition. Que ce soit des traces de sang ou digitales, un relevé bancaire… Cette preuve suppose que le ou la prévenu·e est à l’origine de l’infraction. Cet exercice est intéressant parce qu’il met la personne en position de s’interroger sur l’image que les autres ont de la situation. Elle peut se mettre à la place des enquêteurs·rices, se rendre compte du mécanisme qui est en train de s’opérer et qui fait d’elle le suspect numéro un. C’est alors l’occasion de pointer en quoi le raisonnement est possiblement erroné.
Revenons aux analyses des traces de sang. Avec les technologies actuelles, est-il possible de se tromper, de mal interpréter ces traces?
Serge Buehlmann: Je catégorise les avancées technologiques en deux parties. D’abord, ce qui est l’instrumentation, l’outillage. Tout ce qui nous sert à détecter et à analyser les traces de sang. Je pense sincèrement qu’en ce domaine, nous sommes presque arrivés au maximum des capacités. Il est rare que l’on nous dise que la substance analysée n’est pas du sang ou que le sang n’était pas sur la scène de crime. Nos méthodes scientifiques sont suffisamment performantes, fiables et robustes pour prouver nos résultats. Après, le gros du développement encore à réaliser réside dans l’évaluation de ces traces. Quelles sont leur signification en termes d’activités? Pourquoi cette trace est-elle là? Depuis combien de temps? Je préfère donc le terme d’incertitude à celui d’erreur. Depuis quelques années, nous travaillons dans une approche probabiliste où nous considérons les probabilités de savoir quelle hypothèse est soutenue ou pas. Nous ne sommes pas dans un domaine où tout est noir ou blanc mais plutôt dans une nuance de gris. Je peux donner du poids à un résultat mais sans en exclure d’autres car il est très difficile d’écarter totalement un scénario, une hypothèse. Je découvre des traces de sang sur le manche d’un couteau. Etaient-elles présentes avant les faits? Ont-elles été amenées par une autre personne? Tout est discutable. Si les investigations sont bien menées selon les processus connus, que tout est bien documenté, nous pouvons raisonnablement exclure l’erreur, mais on pourrait imager des erreurs commises en laboratoire.
Loïc Parein: Cela me fait penser au Fantôme d’Heilbronn où entre 1993 et 2008, la police a retrouvé le même ADN sur différentes scènes de crime dans toute l’Europe. On pensait avoir affaire à un tueur en série jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que le profil ADN était celui d’une employée qui préparait les kits de prélèvements lors de l’usinage des cotons tiges. Il s’agissait donc d’une contamination intervenant avant les scènes de crime. Cela démontre bien que si les traces ne sont pas correctement analysées, c’est toute l’hypothèse de base qui peut être invalidée.
Arrive-t-il aussi que les avocat·e·s demandent des compléments d’informations?
Loïc Parein: De manière large, nous collaborons avec la police, en ce sens que nous travaillons sur le même dossier sans forcément avoir le même point de vue. Une des missions essentielles de l’avocat·e, c’est de discuter des moyens de preuve qui ont été administrés. L’avocat·e qui reçoit un rapport de la police, en particulier s’agissant de traces de sang, se pose d’abord la question de savoir quelle méthodologie a été employée pour récolter ces traces. Il s’interroge ensuite sur le résultat de l’analyse et l’hypothèse du mécanisme par lequel le sang a été déposé. Il va vérifier si elle est confirmée ou non par les autres pièces au dossier. Au terme de la procédure, il y a une décision qui doit être rendue. Les juges n’ont pas le choix. Ils doivent décider si, oui ou non, l’accusé·e est coupable. Pour que cette décision soit solide, qu’elle soit robuste, différents facteurs sont nécessaires. Un des premiers arguments, c’est le respect du contradictoire. Il faut que les preuves aient été discutées à fond pour qu’on puisse considérer que telle ou telle version a de la valeur. J’aime même à penser que la police se réjouit d’une discussion sur les preuves récoltées. Logiquement, c’est absolument nécessaire de «challenger» les traces de sang et leur signification. Sinon, le jugement final laissera trop de place aux incertitudes.
Serge Buehlmann: On a parfois le sentiment que le fait de «challenger» nos résultats remet en cause le travail de la police scientifique. Je ne le vois pas ainsi. Ce questionnement permanent permet de donner de la robustesse à nos raisonnements et de les vulgariser car cela fait partie des droits fondamentaux des différentes parties lors d’un procès d’avoir accès à des réponses claires et d’avoir recours à des explications supplémentaires si nécessaire.
Dégoût ou fascination, vous conviendrez que ces images ne laissent personne indifférent. Quel rapport entretenez-vous avec de telles photographies?
Loïc Parein: Si une photo ne porte pas en soi d’émotion, elle en suscite de nombreuses chez la personne qui la regarde. On peut la voir avec différents regards: scientifique si on est médecin, esthétique si on pratique une forme d’art qui mobilise le sang comme instrument de travail, répulsif si l’on pense être confronté à la mort. En tant que professionnel du domaine de la justice, je ne peux nier qu’il y a une part d’émotionnel, mais mon effort est de mettre cette émotion au service d’une saine administration de la justice. Je refuse par contre d’être pris en otage par une photo, lorsque la partie adverse l’utilise exagérément pour cacher souvent la faiblesse de son argumentation.
Serge Buehlmann: Un des principes cardinaux de notre action est de rester neutre, objectif et de montrer les choses telles qu’elles ont été observées. Mais il n’empêche que lorsque je regarde certaines de ces photos, j’y vois une forme de beauté, surtout pour les photos de détails. C’est évidemment mon côté scientifique qui parle. J’y vois les règles de la physique qui s’expriment en termes de gravité, de perfection de certaines projections. Et puis, il y a ce côté unique de chaque image. Refaire la même photo avec la même projection de sang, c’est impossible. Il est clair que ces considérations n’entrent jamais en compte lorsque j’effectue mon travail.
Une autorisation du Ministère public a été nécessaire pour diffuser ces photographies. Pourquoi?
Serge Buehlmann: Dès qu’une instruction est ouverte, l’ensemble des éléments matériels sont de la propriété du Ministère public. C’est lui qui décide si l’on peut communiquer ou non sur de tels éléments.
Notre expert Serge Buehlmann est commissaire technique, chef du Commissariat d'identification judiciaire de la Police cantonale fribourgeoise.
serge.buehlmann@fr.ch
Notre expert Loïc Parein est avocat et chargé de cours à la Chaire de droit pénal et criminologie de l'Unifr.
loic.parein@unifr.ch