Recherche & Enseignement

La ville en façade

A l’époque moderne, les façades peintes essaiment dans un grand nombre de villes européennes. Que traduit ce phénomène au niveau des enjeux identitaires et politiques, des rôles sociaux, des ambitions artistiques? Ces questions et bien d’autres ont occupé les chercheurs·euses du projet «La ville ornée», soutenu par le Fonds national suisse (FNS). Son colloque final s’est tenu en juin.

Héros de la Rome antique, personnages mythologiques ou bibliques, figures allégoriques: autant d’éléments figuratifs que l’on retrouve au cœur des villes européennes. Ces façades, peintes essentiellement entre les XVe et XVIIIe siècles, ont fait l’objet d’un large projet de recherche intitulé «La ville ornée», financé par le FNS.

«Jusqu’ici, ce phénomène, parce que c’est bien d’un phénomène dont il s’agit, avait été étudié de manière fragmentée, souvent cantonnée à des aires géographiques restreintes, relève Jérémie Koering, professeur d’histoire de l’art des Temps modernes à l’Université de Fribourg et responsable du projet. Notre ambition était de décloisonner la recherche sur les façades peintes et de s’intéresser à l’Europe, sur un axe nord-sud.»

Démontrer les vertus du propriétaire

Le phénomène est probablement antérieur à la Renaissance, mais c’est à cette époque qu’il prend de l’ampleur. «A la Renaissance, les villes se transforment, explique Jérémie Koering. Les patriciens considèrent la façade comme le lieu qui leur permet d’exprimer les valeurs éthiques dont ils se sentent investis et qui les autorisent à contribuer à la vie de la cité.» Parmi les motifs récurrents figurent ainsi des scènes représentant les vertus de prudence, de justice, d’abnégation, de loyauté…

«Ces décors faisaient la démonstration de la place que leurs commanditaires entendaient occuper au sein de la ville, ajoute le professeur. Souvent, ils ont aussi un souci d’inscrire la vie de leur famille dans ce cadre. Il n’est pas rare de voir apparaître des illustrations sur la généalogie ou sur un héritage familial.» Les étages servent de strates au programme iconographique. «La façade permet de superposer différents registres, d’articuler des discours et d’inscrire, par exemple, une saga familiale dans le registre de l’histoire longue.»

Peintes par des artistes de renom

Un exemple saillant de cette démarche est celui de la maison Hertenstein, à Lucerne. «Au rez-de-chaussée et au 1er étage, une frise présente les quatre blasons des quatre mariages de Hertenstein, détaille le Docteur Dominic-Alain Boariu, chercheur senior FNS. Puis, au-dessus, vient une représentation du cycle des triomphes de César, copie d’une œuvre d’Andrea Mantegna, artiste majeur de la Renaissance italienne. L’histoire familiale entre en écho avec le registre supérieur.» Et Jérémie Koering de compléter: «Cette représentation de César est une célébration de l’Empire, à une époque où la Ville de Lucerne en était proche. Le propriétaire affirme par ces fresques ce lien à l’Empire.»

La maison Hertenstein est aussi importante parce que ses décors sont la première grande commande que Holbein le Jeune reçoit en Suisse. «Les façades peintes sont méconnues et c’est d’autant plus étonnant que de nombreux artistes de renom en sont les auteurs», poursuit le professeur.

Titien, Giorgione, plusieurs élèves de Raphaël, Tintoret, Tobias Stimmer, Frans Floris, Cornelis Ketel et beaucoup d’autres encore se sont prêtés au jeu de la fresque sur l’espace public. «Pour les artistes, souvent jeunes au moment de ces réalisations — il fallait de la vigueur pour peindre de telles œuvres — c’est une façon de montrer leur talent et d’en faire la promotion», note Jérémie Koering.

Une irruption dans l’espace urbain

Les artistes rivalisent d’ingéniosité et d’inventivité dans leur décoration, avec des figures virtuoses, parfois en saillie ou qui visent le spectateur. «Avec un caractère d’irruption dans l’espace de la ville, comme cette figure de Marcus Curtius, personnage de la mythologie qui se sacrifia pour sauver Rome en sautant avec son cheval dans le gouffre qui s’était ouvert sur la place du Forum», ajoute le professeur. Cette figure, prête à bondir, se retrouve de façon récurrente dans les villes en Italie, en Suisse, en Allemagne… Une figure en raccourci qui permet aux artistes de montrer leur talent. Certains en ont fait une sorte de sigle, à commencer par Il Pordenone, à Venise, ou Tobias Stimmer, à Schaffhouse.

Avec des auteurs aussi renommés, comment se fait-il que les façades peintes aient si peu intéressé les historien·ne·s de l’art? «C’est une question qui se pose en effet, d’autant que les fondateurs de notre discipline – comme Jacob Burckhardt, par exemple – n’ont cessé de faire des efforts pour attirer l’attention sur ce patrimoine», relève Dominic-Alain Boariu.

A la fin du XIXe siècle, Friedrich Salomon Vögelin et Johann Rudolf Rahn, premiers professeurs de la toute nouvelle Chaire d’histoire de l’art de l’Université de Zurich, ont étudié et écrit sur ce phénomène. Leurs documentations, recensant canton par canton les façades existantes à ce moment-là, ont d’ailleurs servi de base aux travaux de deux collaborateur·rices du projet «La ville ornée», Luca Cereghetti et Sandes Dindar.

Façades en grande partie disparues

«Mais le fait qu’une grande partie de ces façades aient disparu — en Suisse comme ailleurs —, en raison notamment d’un entretien difficile ou simplement par changement de mode, n’a pas aidé à ce que ces décors soient considérés à leur juste valeur historique, constate le Professeur Jérémie Koering. D’autre part, les façades peintes ont souvent été réalisées de manière rapide. Sur le plan de la facture, la qualité est rarement exceptionnelle. Ces éléments ont entraîné un désintérêt des historien·ne·s de l’art.»

Les façades peintes ont intéressé davantage les restaurateurs·trices ou les personnes œuvrant pour la préservation d’un patrimoine local. «On trouve assez peu de travaux académiques sur ce phénomène. Aucune grande histoire de l’art de la Renaissance ou des Temps modernes ne fait de place aux façades peintes.» La faute peut-être aussi au fait que ces œuvres se situent aux confins entre arts et architecture.

© Joachim Kohler / Wikimedia Commons | Rathausplatz, 7, 9 et 11, 8260 Stein am Rhein
Des croquis d’artistes comme source

Ces décors étaient-ils d’ailleurs intégrés dès la conception des bâtiments qu’ils ornent? «Il n’y a pas de règles, répond Jérémie Koering. On pouvait peindre une maison ancienne pour lui donner un aspect plus moderne, justement. Beaucoup de maisons médiévales ont été décorées en incluant des éléments architecturaux pour les remettre au goût du jour. On a créé de fausses fenêtres, rééquilibré les structures, etc. Dans d’autres cas, les projets de construction comportent cette partie décorative. Beaucoup de dessins de ces projets ont été conservés.»

Les artistes réalisaient des esquisses détaillées des fresques qu’ils allaient peindre tout en représentant le futur bâtiment. Ces dessins étaient destinés aux commanditaires, pour leur montrer à quoi ressemblerait leur maison. Ils ont été une ressource importante dans les recherches, puisque souvent les façades et même les maisons ont disparu.

Le phénomène, lui-même, s’estompe progressivement au cours du XVIIe siècle déjà en Italie, puis du XVIIIe en Suisse et en Europe centrale. «Les explications de ce désintérêt sont multiples, avance Jérémie Koering. Les modèles esthétiques changent. On revient à plus de simplicité. Probablement aussi que la difficulté d’entretenir ces décors mène à une sorte d’abandon du principe.» Et Dominic-Alain Boariu de préciser: «Du point de vue architectural, c’est la notion même d’ornement qui est tombée en désuétude.» Les techniques se transforment également. Ainsi, la céramique remplace la peinture dans certaines régions. C’est le cas du Portugal, avec ses azulejos, ou encore de Venise, où l’on trouve de très belles façades en mosaïque.

Contribution à embellir la ville

«Ce qui nous a particulièrement intéressés aussi, c’est que le choix du propriétaire de peindre sa maison participe d’une culture partagée, fait remarquer Jérémie Koering. Ces entreprises individuelles contribuent à la construction de l’entreprise collective qui est d’embellir la ville, de démontrer que cette ville est un lieu où vivre en bonne entente et en bonne communauté. Tout cela est constitutif de la notion même d’espace public. C’est du moins l’une des hypothèses que nous avançons.»

Les recensions de ces décors montrent que cette approche et cette façon de faire vivre la ville étaient partagées dans une grande partie de l’Europe. «La Suisse – ou plutôt l’espace qui correspond à la Suisse actuelle – a joué un rôle important dans les circulations des artistes, des modèles et des techniques. A la croisée des traditions italiennes, germanique et du centre de l’Europe, elle opère une synthèse entre les multiples influences tout en se forgeant un langage artistique propre. Le cœur des villes comme Bâle, Schaffhouse, Lucerne ou Stein am Rhein en témoignent encore de façon vibrante.»

Ce focus sur la Suisse a été l’une des thématiques de ce projet «La ville ornée». Les travaux ont également porté sur les horloges monumentales peintes à travers l’Europe, le statut de l’ornement, le cadre juridique dans lequel prospère ce phénomène, la résonance politique de certains dispositifs décoratifs ou encore la fusion de motifs et de style.

Pour marquer la fin du projet, ses protagonistes ont souhaité réunir des spécialistes des façades peintes européennes venant de Suisse, Allemagne, Danemark, Espagne, Etats-Unis, France, Italie, Pologne et République Tchèque, à l’occasion d’un colloque international qui s’est tenu en juin. Les débats et les conférences ont abordé les enjeux clés soulevés dans le cadre du projet, mais aussi d’autres thématiques transversales. De quoi inspirer les recherches futures.

Notre expert Jérémie Koering est professeur d’histoire de l’art des Temps modernes à l’Université de Fribourg depuis 2020. Avant cela, il a fait ses études à l’Ecole du Louvre, à l’Université Paris IV (Sorbonne Université) et à l’Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne). Il a ensuite enseigné dans plusieurs universités en France (Paris 1 Panthéon-­Sorbonne, Lyon 2, Rennes 2), à Abu Dhabi (PSUAD) et à Bâle. Ses domaines d’étude sont l’art de la Renaissance, l’épistémologie de l’histoire de l’art et l’anthropologie des images.
jeremie.koering@unifr.ch

Notre expert Dominic-Alain Boariu a étudié les beaux-arts en Roumanie (Université d’art et design de Cluj-Napoca), en Belgique (Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles) et en France (Université Rennes 2) et obtenu son Doctorat en histoire de l’art à l’Université de Fribourg en 2015. Il est actuellement chercheur senior FNS à l’Unifr et membre du projet «La ville ornée».
dominic-alain.boariu@unifr.ch

www.unifr.ch/art/fr/recherche/projets-de-recherche/la-ville-ornee