Dossier

En lettres de sang

Le sang qui coule dans nos veines abreuve notre littérature. Ambivalent jusqu’à la dernière goutte, il est symbole de vie et de malédiction; il nourrit et il élève autant qu’il condamne ou purifie.

Le sang constitue un motif littéraire ambivalent, oscillant entre vie et mort, filiation et malédiction, fascination et horreur. Présent dès l’Antiquité, il symbolise à la fois la transmission biologique et sociale d’un héritage et l’empreinte du crime ou du sacrifice. En tant que fluide vital, il témoigne de l’appartenance à une lignée, mais marque aussi la transgression, la culpabilité et la fatalité. Le sang cristallise les tensions entre l’individu et son destin, entre la légitimité de la filiation et le poids des fautes ancestrales. Dans cette optique, la littérature explore son pouvoir tantôt comme lien inéluctable, tantôt comme instrument sacrificiel et purificateur.

Du fatum à la malédiction

Dans les œuvres «historiques», le sang royal fonde le droit à régner: chez Shakespeare, Henry V s’appuie sur son lignage pour légitimer son pouvoir (Henry V, 1599). Le «sang bleu», symbole de pureté aristocratique, traverse les époques comme un garant de légitimité. Toutefois, cette noblesse héréditaire peut être corrompue: dans Macbeth (1623), le sang de Duncan souille le règne de Macbeth, exprimant la transgression et l’impossibilité de fuir la faute. Dans Le Roi se meurt d’Ionesco (1962), la mort frappe le roi malgré son sang, rendant absurde l’idée de l’éternité du pouvoir. Maurice Druon, dans Les Rois maudits (1955 –1977), reprend cette idée à travers la malédiction des Templiers, jetée sur les descendants de Philippe le Bel, malédiction qui entraîne l’extinction des Capétiens directs et ouvre la Guerre de Cent Ans.

Cette malédiction dynastique n’est pas nouvelle et trouve ses origines au cœur des tragédies antiques. Les Atrides, marqués par le crime originel de Tantale, sont prisonniers·ères d’un cycle sanglant de meurtres et de vengeances: Atrée, Thyeste, Agamemnon, Clytemnestre et Oreste répètent les fautes des générations précédentes (Eschyle, Agamemnon, Ve siècle av. J.-C.). Sartre, dans sa réécriture de La Maison des Atrides (1947), souligne la liberté relative de l’individu face à cet héritage, même s’il ne peut y échapper totalement. Chez les Labdacides, le sang devient aussi un sceau de la fatalité. Dans Œdipe Roi de Sophocle (Ve siècle av. J.-C.), la prophétie s’accomplit malgré tous les efforts pour la fuir: Œdipe tue son père Laïos, épouse sa mère Jocaste et donne naissance à une génération vouée à la ruine. Antigone, Ismène, Etéocle et Polynice sont toutes et tous victimes d’un destin inscrit dans leur sang (Sophocle, Antigone). Chez Sophocle, le fatum agit indépendamment de la morale: l’origine familiale scelle le sort des individus.

La marque du sang

A l’époque moderne, Zola transpose ce déterminisme au XIXe siècle à travers le prisme scientifique. Dans Les Rougon-Macquart (1870 –1893), l’hérédité devient atavique: la folie, l’alcoolisme ou la violence semblent transmis par le sang. A partir d’Adélaïde Fouque, atteinte de troubles mentaux (par son père), deux branches familiales se développent: les Rougon, «réussis», et les Macquart, marqués par la dégénérescence. Leur fils Antoine (La Fortune des Rougon, 1871), puis sa fille Gervaise, boiteuse et alcoolique (L’Assomoir, 1977), la fille de celle-ci, Anais Coupeau, cocotte vérolée de la Belle Epoque (Nana, 1879) ou Jacques, souffrant de pulsions meurtrières (La Bête humaine, 1890) incarnent cette malédiction biologique, illustrant une société prisonnière des lois héréditaires. Pour Zola, la dégénérescence et les tares se transmettent par le père…

Pourtant, la littérature interroge aussi le lien du sang quand celui-ci fait défaut ou est rejeté. Dans Oliver Twist de Dickens (1837–1839), l’absence de filiation claire crée une quête identitaire. Oliver, orphelin, cherche à comprendre ses origines, mais finit par montrer que l’on peut se construire en dehors du sang: la famille d’adoption devient le nouvel ancrage. A l’inverse, Les Frères Karamazov de Dostoïevski (1880) illustrent la violence du lien filial. Les trois frères détestent leur père Fiodor, dont l’immoralité et le vice pèse sur eux. Le parricide, commis ou souhaité, devient une tentative de rompre ce lien, mais ils ne parviennent pas à se libérer réellement. Le crime ne détruit pas l’héritage; il l’exacerbe. Ainsi, même dans le rejet, la filiation demeure une force inaltérable.

Au-delà de l’hérédité, le sang versé devient un symbole de culpabilité dans les tragédies. Chez Hamlet de Shakespeare (1600), Hamlet est hanté par le meurtre de son père: le fantôme du roi réclame vengeance et Hamlet s’enfonce dans un tourment sans issue: le sang de Claudius appelle celui d’Hamlet, dans une spirale fatale. Dans Macbeth, le meurtre du roi Duncan déclenche une série de cauchemars: Lady Macbeth tente vainement d’effacer le sang de ses mains, symbole d’un crime ineffaçable. Le sang devient alors le reflet d’une conscience coupable, d’un poids moral inéluctable. Ce motif se retrouve dans le roman gothique. Dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, publié en 1890, le sang ne marque pas le corps mais le portrait du héros: Dorian, indemne physiquement, voit son image se déformer à chaque faute. Le tableau devient le miroir de son âme corrompue. Le sang n’est plus visible, mais son empreinte demeure, intangible et destructrice.

Un sacrifice pour une rédemption

Le sang du crime agit donc comme une malédiction: il appelle la vengeance, ronge les consciences, déforme les âmes. Il n’est jamais anodin. Chaque goutte versée engage l’avenir et souille le présent. Dans cette perspective, la littérature propose parfois le sang comme solution: verser son sang pour se purifier ou racheter une faute. Le sacrifice devient une réponse à la souillure. Ainsi, dans la Bible ou la tragédie grecque, l’effusion de sang volontaire est source de rédemption. Le Christ, figure centrale du sacrifice salvateur, incarne l’idée que le sang peut libérer du péché. Dans Iphigénie (Racine, 1674), le sang de la jeune fille apaise les dieux. Le sacrifice n’est pas seulement un prix à payer, mais un acte qui transforme, purifie et rachète. Le sang peut permettre de renaître. La souffrance volontaire ou imposée devient une forme de purification. Dans Le Conte du Graal (Chrétien de Troyes, v.1182 –1190), Perceval contemple du sang sur la neige, un moment crucial représentant une prise de conscience de la dualité humaine: entre l’idéal chevaleresque (la pureté, l’innocence, l’honneur représentés par la neige) et la réalité violente de ce monde (le sang). Chez Giono, dans Un roi sans divertissement (1947), le même motif du sang sur la neige marque le moment où l’inspecteur Langlois, qui enquête sur une série de meurtre, réalise qu’il est à un point de bascule entre le Bien et le Mal puisqu’il lui semble comprendre le meurtrier qu’il traque.

© Police cantonale Fribourg/Kantonspolizei Freiburg

Après celui de l’assassin, son sacrifice pour sortir de l’abîme sera inévitable. En somme, le sang dans la littérature est un fluide polysémique: trace biologique, symbole de lignée, stigmate du crime ou instrument de purification. Il interroge la liberté humaine face à l’héritage, la culpabilité et le sacrifice. Portant en lui les marques du passé, il façonne les destins, parfois les condamne, parfois les rachète. Il est à la fois mémoire, malédiction et espérance.

Le sacrifice sanglant, qu’il soit imposé ou transgressif, illustre les tensions entre lois sociales, divines et pulsions individuelles. Dans Médée d’Euripide (Ve siècle av. J.-C.), l’héroïne commet l’impensable en tuant ses enfants pour se venger de Jason: ce sang versé devient une transgression totale, autant personnelle que sacrée, révélant le pouvoir destructeur de la colère. A l’inverse, dans le roman gothique Le Moine de Matthew Gregory Lewis (1796), le sacrifice devient pacte satanique: le sang est un moyen d’obtenir un pouvoir maudit. Le personnage sombre dans la déchéance morale par sa quête d’autorité, montrant le sacrifice comme corruption ultime. Umberto Eco dans son roman Le Nom de la rose (1980) transforme le sang versé qui, dans un contexte inquisitorial, devient à la fois avertissement et punition: il révèle la tension entre foi, savoir et autorité. Le sacrifice y prend une valeur symbolique, marquant la domination religieuse et la lutte contre la pensée libre.

Entre terreur et fascination

Dans la littérature gothique et fantastique, le sang fascine et terrifie à la fois. Le vampire, figure emblématique, s’en nourrit pour survivre et transmettre sa malédiction. Dans Dracula de Bram Stoker (1897), le sang est source d’immortalité et de damnation: le comte s’approprie la vie des autres pour prolonger la sienne, piégeant ses victimes dans une boucle d’asservissement. De façon plus métaphorique, dans Le Horla de Maupassant (1887), un être invisible aspire la vitalité du narrateur: cette perte invisible évoque une forme de vampirisme spirituel. Le sang ou la force vitale devient ici symbole de contrôle, de dépossession et de peur de l’aliénation.

Le sang se révèle aussi métaphore du désir et du pouvoir. En 1974, dans Carrie de Stephen King, les premières menstruations de l’héroïne déclenchent ses pouvoirs télékinétiques. Le sang, ici, est signe de transformation, d’éveil du désir et d’une vengeance longtemps contenue. Il devient catalyseur d’une puissance jusque-là réprimée. De même, dans Le Parfum de Süskind en 1985, le sang symbolise l’essence des victimes: Grenouille cherche à capturer leur âme par l’odeur, transformant leur biologie en pouvoir sensoriel et absolu. Le sang devient instrument de possession, matérialisation du désir d’absorption et de contrôle de l’autre.

Par ailleurs, dans des récits plus politiques ou historiques, le sang prend une signification collective, liée à la lutte et à l’émancipation. Dans 1984 d’Orwell (1949), il symbolise à la fois la terreur totalitaire et la tentative de réappropriation du corps par Winston: son acceptation de la douleur devient acte de résistance intérieure. Dans Les Misérables de Victor Hugo (1862), le sang versé lors des révolutions est le prix de l’émancipation populaire. Il symbolise à la fois la souffrance sociale et l’espoir d’un monde plus juste. La Légende des siècles également de Hugo (1859) généralise cette idée à toute l’histoire humaine: le sang du peuple est moteur du progrès, bien qu’il en paie toujours le prix fort. Le sacrifice collectif devient ainsi levier de transformation sociale.

Le sang en littérature s’impose comme un symbole existentiel et identitaire. Il marque la filiation et le destin, comme dans le mythe d’Œdipe, où la malédiction du sang révèle les conflits générationnels. Il incarne aussi bien l’héritage que la rupture: dans Médée, le sang des enfants devient négation de la lignée. Le sang est aussi symbole de transmission d’un pouvoir maudit (Dracula), d’un désir absolu (Le Parfum), ou d’une quête de libération (1984Les Misérables). Il est ambivalent: il lie la souffrance au salut, l’oppression à la révolte, la violence à la justice.

Ainsi, le sang n’est jamais neutre en littérature. Il est à la fois fluide vital, marqueur de sacrifice, véhicule de pouvoir, expression de désir ou support de rédemption. A travers les œuvres évoquées, il devient le miroir des tensions humaines les plus profondes: entre pulsions et lois, entre individu et société, entre domination et libération. Le sang, qu’il purifie ou maudisse, qu’il transforme ou condamne, demeure une empreinte indélébile sur les corps et dans les récits.

Notre experte Céline Graillat est chargée de cours au Département de français.
celine.graillat@unifr.ch