Dossier
Plaie estudiantine, impératif professoral
Voilà une performance de funambule dont se passeraient bien les étudiant·e·s; or c’est bien sur ce fil que repose l’exercice de style du texte principal. Alors qui a eu cette idée folle un jour d’inventer… la note de bas de page?
La note de bas de page est un redoutable art en soi. Les étudiant·e·s se tourmentent: faut-il y indiquer les emprunts à Wikipedia ou à ChatGPT au nom de la transparence de la recherche, mais au péril de se faire taxer de dilettantisme, sinon de tricherie? Faut-il citer les manuels, qui parfois développent aussi des thèses personnelles au risque de passer pour un ou une ignorant·e? Faut-il les démultiplier par souci d’exhaustivité, sous peine de rendre le texte illisible? Que doit-on y référencer: biographies de personnages cités, définition de termes employés, interprétations alternatives…? Les notes de bas de page sont-elles la glose du monde moderne, un texte bis doublant, parasitant le propos principal? Quelle importance accorder aux notes infrapaginales? Des manuels et même maints écrits scientifiques du monde anglo-saxon s’en passent bien… Pourquoi et quand, finalement, les a-t-on inventées et à quoi servent-elles? Un·e professeur·e pourrait catégoriquement répondre aux premières questions: tandis que le texte courant doit persuader ses lectrices et lecteurs, la note de bas de page doit prouver ce qui est affirmé. Autrement dit, la note de bas de page est pour les lettres et sciences humaines un peu ce que l’expérimentation est pour les sciences physiques et de la nature. La maîtrise de la note de bas de page est un acte d’initiation, qui marque l’entrée vers le statut d’un·e professionnel·le des lettres et des sciences humaines.
Remonter les pages de l’histoire
Qui a inventé ce couperet de la science moderne? On pourrait invoquer les grands maîtres de l’historiographie positiviste du XIXe siècle à l’image de Leopold von Ranke (1795–1886), qui, dans sa Geschichte der romanischen und germanischen Völker von 1494 bis 1514 (1824), insistait sur l’importance de ces caractères petits dans le travail érudit et objectif du scientifique. L’autre fondateur, Ernest Lavisse (1842–1922), a lu Ranke et estimé l’érudition allemande qu’il citait dans la langue. Il émaillait ses ouvrages de brèves notes de pages servant de renvois à des références bibliographiques ou de précisions. Ainsi, dans sa Jeunesse du grand Frédéric, sur le père tyrannique de Frédéric II de Prusse Frédéric-Guillaume Ier:
«Sur le genre de vie de Frédéric-Guillaume, il y a une quantité d’anecdotes, dont la plupart sont imaginées: un personnage aussi extraordinaire que celui-là prêtait à la fantaisie des faiseurs d’anas. […] J’ai pris dans Fassmann (ouvrage cité) et dans Förster, art. Ier, chapitres III, IV et VI, les anecdotes les plus vraisemblables […]» (note 1, p. 103).
Mais bien avant le positivisme qui ne renonçait pas à l’usage de l’imagination, des notes hérissaient déjà les pages du grand historien de l’Antiquité Edward Gibbon, auteur d’une somme qui fit date, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire publiée en six volumes entre 1776 et 1789, l’œuvre de sa vie. Ses notes infrapaginales, qui déployaient une érudition sur les ouvrages anciens comme sur les récents, ne cessèrent d’irriter ses ennemis et d’amuser ses amis. Ainsi Gibbon, célibataire invétéré, écrivait-il sur l’institution du mariage:
«La chaste sévérité des pères, dans tout ce qui avait rapport au commerce des deux sexes, venait du même principe, de leur horreur pour toutes les voluptés qui pouvaient satisfaire les appétits sensuels de l’homme, et dégrader sa nature spirituelle. Ils aimaient à croire que, si Adam eût persévéré dans son obéissance au Créateur, il aurait toujours vécu dans un état de pureté virginale, et qu’alors quelque mode de végétation, exempt d’impureté, aurait peuplé le paradis d’êtres innocens et immortels. L’usage du mariage fut permis, après sa chute, à sa postérité, seulement comme un expédient nécessaire pour perpétuer l’espèce humaine et comme un frein, toutefois imparfait, contre la licence naturelle de nos désirs. L’embarras des casuistes orthodoxes sur ce sujet intéressant décèle la perplexité d’un législateur qui ne voudrait point approuver une institution qu’il est forcé de tolérer1.
¹ Quelques-uns des gnostiques étaient plus conséquens;
ils rejetaient l’usage du mariage» (éd. Paris, 1819, p. 75)
frapaginales fort érudites ne manquaient pas leurs cibles. Ainsi cette note sur les premiers groupes de chrétiens qui tentaient de passer inaperçus et étaient accusés par leurs adversaires de toute sorte de maux, y compris d’inceste:
«Voyez saint Justin martyr, Apolog., I, 35 ; 11, 14 ; […] Minucius-Felix, c. 9, 10, 30, 31. Le dernier de ces écrivains rapporte l’accusation d’une manière très-élégante et très-circonstanciée» (p. 162).
Un texte et des notes parfois si hardis que François Guizot en personne ajouta des notes du traducteur à ses notes infrapaginales pour corriger le propos que son épouse, la traductrice Pauline de Meulan, n’avait dans un premier temps pas osé interposer. Pour Ranke, Lavisse et Gibbon, tout ouvrage scientifique devait être serti de notes de bas de page, lesquelles attestaient la démarche philologique critique qu’ils plaçaient au cœur de leur travail. Elles étaient même si importantes que Gibbon insista pour changer les notes de fin de texte en note de bas de page lors de la deuxième édition de son ouvrage monumental. La note de bas de page a donc été inventée auparavant – mais quand?
Exigence et précision
On pensera bien sûr aux gloses sur les textes classiques du Moyen Age, aux annotations sur les textes ecclésiastiques ou les codes juridiques dans la ligne, plus tard en marge. Au XIIe siècle, les commentaires sur les Psaumes de Pierre Lombard renvoyaient à ses sources en marge. Or, ces annotations diffèrent foncièrement des notes de bas de page actuelles. La note infrapaginale, contrairement à la glose, a un effet de dédoublement et de dévoilement: communiquer le cheminement de la pensée d’un auteur (singulier ou collectif) qui permet les affirmations du texte courant. Dans un ouvrage brillant, l’historien Anthony Grafton a porté l’attention sur le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, paru en 1697 et devenu très rapidement un repère des premières Lumières, un outil de travail indispensable, en dépit de sa complexité.
Troublé par la question du doute, Bayle voulait au départ corriger les nombreuses erreurs d’un usuel à succès, le Grand dictionnaire historique de Moréri, dont il disposait de la cinquième édition de 1688. Par accumulation de notes de lectures, il en vint au projet bien plus ample d’établir une liste de toutes les erreurs qu’il avait rencontrées dans ses multiples lectures. Bien sûr, il connaissait les innombrables polémiques dans lesquelles la vérité est déchirée de part et d’autre. A ses yeux, seul un dictionnaire des erreurs pouvait donner au lecteur un fil conducteur propre à se frayer un chemin dans le labyrinthe des controverses scientifiques. Aussi conçut-il un lexique sur les personnages et les lieux de l’Antiquité, du Moyen Age et de son époque. Parsemé de notes de bas de page, de références aux erreurs d’autres auteurs, de critiques des sources et de corrections, cet ouvrage a servi à des générations d’historien·ne·s d’ouvrage de référence et de guide sur la méthodologie historique. Bayle non seulement exigeait des références très précises de toute source et référence, mais introduisit aussi la forme moderne du récit: alors que le texte décrivait le résultat, les commentaires et les notes infrapaginales montraient le cheminement de la réflexion. On peut donc dater l’invention de la note de bas de page vers 1700, lorsque la méthode et les exigences de Bayle furent reconnues, acceptées et diffusées dans toute l’Europe.
Depuis Bayle, les notes de bas de pages n’ont cessé d’être critiquées. Des batailles d’attributions s’y sont livrées, des ouvrages non lus y ont été accumulés, des erreurs y figurent en nombre. Des ouvrages de référence conçus pour un public plus vaste que les universitaires s’en passent – à l’image du magazine que vous tenez entre vos mains –, de même que le style anglo-saxon APA (voir https://apastyle.apa.org/, 09.10.2025). Mais elles donnent aussi à lire la genèse d’un ouvrage et sont comme un palimpseste du développement des raisonnements et méthodes de la science depuis le Moyen Age*.
*En note de fin, l’autrice relèvera qu’elle a écrit ce billet en tant qu’historienne de l’époque moderne. Toute autre personne aurait
écrit cette histoire différemment.
Notre experte Claire Gantet est professeure d’histoire moderne à l’Université de Fribourg.
claire.gantet@unifr.ch
Pour aller plus loin:
- Anthony Grafton, The Footnote. A Curious History, New Haven, Harvard University Press, 1999.
