Dossier

Le parcours sinueux de l’accès du peuple au pouvoir

On aime faire un lien direct entre la démocratie contemporaine – telle que pratiquée en Suisse – et les réformes introduites à Athènes en 508/507 av. J.-C. «Pas si vite!», avertit l’historien Bjørn Paarmann.

«J’aimerais vous parler d’un bouclier, plus précisément d’un bouclier à double poignée.» Le moins que l’on puisse dire, c’est que le début de l’entretien avec Bjørn Paarmann est déroutant. On se retrouve catapulté sur un champ de bataille antique alors qu’on cherchait des informations sur la démocratie. «J’y viens dans un instant», rassure le lecteur en histoire ancienne auprès du Département d’histoire de l’Unifr. Visiblement, une mise en jambe s’impose d’abord.

Bjørn Paarmann s’explique. Une image colle aux baskets – ou plutôt aux sandales – de la démocratie comme un vieux chewing-gum: celle d’un système politique créé en bloc par une seule personne à une époque donnée, qui aurait traversé le temps de façon linéaire, jusqu’à nos jours. «C’est un pur fantasme!» Donner l’exercice du pouvoir au peuple – que ce soit ou non à travers des élus – n’est pas une invention survenue en 508/507 av. J. C. «mais le résultat d’une évolution qui a commencé bien avant et se poursuit encore aujourd’hui».

Emergence des citoyens-soldats

Certes, les premières traces documentées relatives à ce régime sont bel et bien à chercher du côté d’Athènes et de la fin du VIe siècle av. J.-C. Plus précisément à l’instauration par l’archonte Clisthène, avec le soutien de la majorité du peuple, d’une forme de gouvernement populaire que l’historien Hérodote désignera huit décennies plus tard comme une «démocratie». Pour rappel, dans la Grèce antique, l’archonte était le principal magistrat d’une cité-Etat.

Mais il faut remonter plus loin en arrière – et faire un bref détour par le champ de bataille susmentionné – pour comprendre dans quel contexte a émergé la démocratie athénienne. Commençons par présenter les hoplites, ces fantassins lourdement armés de la Grèce archaïque et classique (750 323 av. J.-C.), dont le nom dérivait de leur bouclier rond à double poignée appelé hoplon. «L’émergence au VIIe siècle de la tactique collective dite ‹phalange hoplitique›, une formation de combat compacte et disciplinée, a marqué des changements sociaux majeurs», relève Bjørn Paarmann.

«En diffusant l’équipement hoplitique parmi les citoyens capables de le financer eux-mêmes, on a créé un modèle de ‹citoyens-soldats›.» Issus de la classe moyenne, ils formaient la base des armées grecques. «Leur rôle croissant dans la défense de la cité a renforcé leur légitimité politique.» En ce sens, «le lien entre contribution militaire et droits civiques est un pilier sur lequel s’est appuyée l’idéologie démocratique naissante».

Le précurseur Solon

C’est Solon qui, au début du VIe siècle av. J.-C., a réellement préparé le terrain pour la démocratie athénienne, note le lecteur de l’Unifr. Elu archonte en 594/593 (ndlr: selon le calendrier attique, l’année débutait en été) dans un contexte de crise sociale et économique, il a obtenu des pouvoirs spéciaux lui permettant d’arbitrer le conflit entre riches et pauvres. «Solon a notamment proclamé une amnistie générale pour les dettes et mis fin au système des hektemoroi, des paysans contraints de verser le sixième de leur récolte à des propriétaires fonciers.»

Quant à l’action politique de ce dirigeant, «elle reposait sur quatre axes essentiels», précise l’historien. Premièrement, il a introduit une répartition des citoyens en quatre classes censitaires, fondées sur le revenu imposable. Deuxièmement, il a procédé à une réforme judiciaire, en élargissant le droit d’intenter des poursuites et en renforçant le contrôle populaire des institutions. Solon a par ailleurs instauré un conseil – dit «des Quatre-Cents» – chargé de préparer les travaux de l’assemblée du peuple (ekklesia), dont le rôle est devenu plus actif. Enfin, il a introduit une codification des lois. Ces dernières étaient exposées publiquement, «ce qui garantissait une transparence juridique».

Ces réformes n’ont pas encore fondé une démocratie, précise Bjørn Paarmann. «Mais elles ont posé les bases d’un système plus inclusif, où le pouvoir n’était plus uniquement aristocratique.» Un siècle plus tard, elles allaient être approfondies par Clisthène. «Entre-deux, Athènes a connu une période de tyrannie, sous le régime de Pisistrate et de ses fils», souligne le spécialiste.

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Démocratie radicale

Après la chute des Pisistratides en 510 av. J.C., la cité-Etat entre dans une période de lutte pour le pouvoir entre les grandes familles aristocratiques. Soucieux de stabiliser la société, l’archonte Clisthène prend en 508/507 av. J.C. une série de mesures visant à restreindre l’oligarchie en élargissant la participation politique à un plus grand nombre de citoyens. «Le centre du pouvoir se déplace alors des magistrats aristocratiques vers des institutions collectives.»

Outre l’assemblée populaire (ekklesia), il cite l’hélia (tribunal populaire), ainsi que le nouveau conseil des Cinq-Cents ou boulè. Ce dernier, fondé sur une réorganisation en dix tribus territoriales, est composé de citoyens tirés au sort qui préparent et encadrent le travail de l’ekklesia. Pour éviter que les luttes de pouvoir ne reprennent, Clisthène promulgue par ailleurs une loi permettant l’ostracisme d’un dirigeant politique par référendum.

En ce qui concerne l’ekklesia, Bjørn Paarmann explique que tous les citoyens athéniens âgés de plus de 20 ans avaient le droit d’y assister, d’y prendre la parole et d’y voter. L’assemblée se réunissait 40 fois par an en plein air. «En général, elle était fréquentée par plusieurs milliers de citoyens», qui étaient invités à donner leur avis sur toutes les questions importantes de politique intérieure ainsi que sur la politique extérieure de la cité-Etat. «Il s’agissait d’une démocratie radicale», relève le lecteur de l’Unifr.

Et les femmes, dans tout ça? «La citoyenneté reposait sur la règle suivante: un père devait inscrire son fils de 18 ans sur les listes de sa commune et il devait être accepté par les autres citoyens mâles.» Cette procédure, fondée sur la reconnaissance masculine et publique, «excluait de fait les femmes de toute participation politique et civique».

Un ping-pong d’influences

Durant le siècle qui a suivi, la nouvelle démocratie s’est vue consolidée par une série de réformes supplémentaires. L’élan progressiste a néanmoins été interrompu après la défaite d’Athènes en 323/322 av. J.C. dans la guerre lamique, lorsque les Macédoniens ont aboli la démocratie. «Ce régime politique aura donc duré moins de deux siècles», conclut l’historien.

«Tenter de faire un lien direct entre la démocratie athénienne et la démocratie occidentale contemporaine n’est donc pas possible», poursuit-il. «D’ailleurs, ce n’est que dans les années 1960–1970 qu’on a vraiment commencé à comprendre le fonctionnement de la démocratie antique», grâce aux travaux du philologue danois Mogens Herman Hansen. Selon Bjørn Paarmann, «c’est un peu comme si on voulait absolument faire remonter la démocratie suisse actuelle à l’époque des Landsgemeinde, alors que les deux n’ont presque rien à voir».

«La démocratie contemporaine est issue d’un ping-pong d’influences entre des pays tels que les Etats-Unis, la France ou la Suisse.» Certes, l’Antiquité a laissé des traces. «Mais franchement, le système politique romain a probablement davantage servi d’inspiration que le grec, du moins aux Etats-Unis.»

Où sont les femmes?

Malgré ces discontinuités, «il n’est pas complètement exclu de faire des analogies entre la démocratie archaïque athénienne et la démocratie occidentale contemporaine». Et de citer, en Suisse, l’exemple de l’exercice des droits politiques par les personnes étrangères. «A Athènes, il leur est devenu au fil du temps de plus en plus difficile d’accéder à la citoyenneté, une condition pour pouvoir donner leur avis sur la gestion de la cité-Etat.»

Pour mémoire, en terre helvétique, seuls des cantons et communes isolés autorisent – à certaines conditions – le vote des personnes ne disposant pas d’un passeport rouge à croix blanche. Quant à la récente initiative populaire dite «pour la démocratie», qui demande que les exigences relatives à la naturalisation ordinaire soient abaissées à l’échelle nationale, elle a fait l’objet d’une recommandation de vote négative de la part du Conseil fédéral.

Le lecteur de l’Unifr tire un autre parallèle, cette fois entre l’antiquité athénienne et l’Europe contemporaine. «Là aussi, les femmes ont longtemps été tenues à l’écart des votations.» La ressemblance va plus loin, selon Bjørn Paarmann. «C’est dans la Grèce archaïque qu’est née l’idée que seuls ceux qui portent les armes – en l’occurrence les hommes – ont la légitimité d’exercer le pouvoir.» On en revient à la notion précédemment évoquée de citoyens soldats. Or, en Europe, l’idée d’un élargissement du droit de vote aux femmes ne s’est concrétisée qu’après que celles-ci aient participé aux efforts de guerre en travaillant dans les usines. «On retrouve donc, à époque récente, un lien étroit entre contribution militaire et droits civiques.»

Notre expert Bjørn Paarmann est lecteur en histoire ancienne auprès du Département d’histoire de l’Unifr.
bjorn.paarmann@unifr.ch