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Comme un air d’innovation

Comment les compositeurs français ont-ils mis en musique l’innovation technologique des XIXe et XXe siècles? Entre glorification et parodie, deux ateliers-concerts tenus à l’Université de Fribourg et à la Haute Ecole de musique de Genève ont mis en lumière des œuvres d’un répertoire méconnu. 

Mettre en musique le bruit d’un train. Imaginer une sonorité qui caractérise les halos lunaires ou l’ascension d’une montgolfière. Certains compositeurs se sont inspirés de leur époque pour transposer en musique l’innovation technologique dont ils étaient les témoins. Dans son livre, Du métronome au gramophone. Musique et révolution industrielle (Fayard, 2023), Emmanuel Reibel tisse les relations entre musique et innovation au XIXe siècle et explique comment l’ère de la mécanisation et de la rationalisation affecte non seulement les compositeurs, mais aussi les interprètes et le public. A l’exemple du métronome dont l’invention a bouleversé l’apprentissage de la musique, puisque le tempo d’une œuvre est désormais millimétré par une machine. Il manquait à cet ouvrage une étude spécifique sur le répertoire de l’époque. C’est pour combler ce vide et pour concrétiser ce foisonnement de créativité que deux ateliers-concerts se sont tenus les 3 et 4 novembre 2025 à l’Université de Fribourg et à la Haute Ecole de musique de Genève. «Nous avons appelé ces rendez-vous ateliers-concerts car nous présentons des œuvres écrites entre 1840 et 1940 en France au travers de conférences d’introduction accompagnées par l’exécution de ces pièces dont certaines n’ont jamais été rejouées depuis leur création, voire jamais interprétées du tout. Dans certains cas, c’était de la musique ‹en feuille› destinée à un usage domestique. Dans le cas des chansons, on pouvait les entendre dans les cafés-concerts, par exemple, et elles n’étaient pas destinées à devenir des pièces de répertoire», explique Federico Lazzaro, professeur ordinaire de musicologie à l’Université de Fribourg et co-instigateur avec Guillaume Castella des ateliers-concerts, interviewé trois semaines avant la tenue de ces événements publics. De minutieuses recherches archivistiques ont été nécessaires pour trouver ces partitions et certaines ont fait l’objet de transcriptions ad hoc pour l’événement.

Des machines et des hommes

Ces ateliers-concerts permettent aussi de poser un double regard sur ces œuvres. D’un côté, la glorification de l’innovation, de l’autre la ridiculisation de ces avancées technologiques. Les deux faces d’une même médaille, les reflets d’une époque. Car, en pleine révolution industrielle, la technologie fascine certains compositeurs. Non seulement les machines – comme la locomotive pour le Suisse, Arthur Honegger, dans son œuvre symphonique Pacific 231 – mais aussi les scientifiques. «Pour le centenaire de l'Ecole polytechnique en 1894, plusieurs œuvres musicales ont été créées, dont une Epopée qui est une succession de tableaux consacrés aux anciens élèves et professeurs de cette école française qui se sont distingués et qui sont devenus des héros techniciens de la France industrielle. Lors des ateliers-concerts, je présente deux morceaux. Le premier est consacré à Joseph Louis Gay-Lussac qui a étudié la formation des gaz lors d’une ascension en montgolfière. Le second est dédié à Auguste Bravais qui s’est intéressé aux halos lunaires. Je présente la manière dont le compositeur de ces pièces, Charles Koechlin, a mis ces thèmes scientifiques en musique. Il fait une utilisation très intéressante de la harpe et du célesta, par exemple, pour évoquer le ciel. Je n’ai encore jamais entendu ça et je me réjouis de découvrir le résultat lors des ateliers concerts.», s’enthousiasme le Professeur Lazzaro.

L’innovation est donc source d’inspiration pour certains compositeurs, à l’instar de Maurice Ravel qui la considère comme un sujet à part entière, au même titre que l’amour, la mort, les étoiles ou la forêt. En 1846, Hector Berlioz écrit le Chant des chemins de fer pour l’inauguration de la première ligne de train entre Paris et Lille. Cette cantate s’éloigne des sujets mythologiques traditionnels pour glorifier le travail des ouvriers du rail, considérés comme les nouveaux héros de la modernité en France. Machines et hommes sont glorifiés par certains compositeurs, alors que d’autres parodient l’innovation afin de se distancer des nouvelles technologies et des peurs qu’elles inspirent. «La caricature est une des premières réactions que l’on trouve face à l’innovation. En musique, la parodie se retrouve dans des descriptions imaginaires de concerts à la vapeur où tous les musiciens seraient des machines fonctionnant grâce à cette énergie. C’est une manière d’exprimer la crainte de voir les interprètes disparaître au profit de machines», explique Federico Lazzaro. Une déshumanisation que l’on retrouve aussi en littérature comme dans certains romans d’Emile Zola.

© Getty Images

Certaines œuvres nous permettent de rentrer en contact avec le ressenti de la société confrontée à l’innovation technologique. C’est le cas de Promenades, une série de pièces écrites par Francis Poulenc en 1921, dans lesquelles le compositeur décrit différents moyens de locomotion: le cheval, le bateau, le vélo, mais aussi l’avion, le train ou l’autobus avec, à chaque fois, une atmosphère différente. «Ce sont de courtes pièces pour piano, sortes de clichés photographiques sonores de la manière dont les gens se déplaçaient en 1921. En les comparant, on peut saisir comment ces personnes percevaient ces moyens de locomotion. En autobus et surtout en train, on entend parfaitement l’angoisse de la machine que l’on ne retrouve pas dans les promenades à cheval ou en carrosse», analyse le Professeur Lazzaro.

Point de vue politique

L’enthousiasme ou la crainte suscités par l’innovation technologique peuvent aussi être analysés au travers d’un prisme plus politique. En 1926, le compositeur russe Alexandre Mossolov écrit les Fonderies d’acier dont un enregistrement arrive en France au début des années 1930. Les chroniqueurs de l’époque en feront une critique différente selon leurs positions favorables ou non à l’URSS. «Dans cette pièce, il y a une strate instrumentale très mécanique, très rythmée qui incarne le bruit de l’usine, des machines. Par moments s’élève une mélodie interprétée par des cors qui disparaît puis revient. Pour certains critiques, cette musique symbolise le chant du désespoir de l’ouvrier opprimé par la technologie, broyé par les machines qui lui font perdre toute humanité, toute autonomie. Pour d’autres, au contraire, cette musique est un chant de libération des ouvriers qui maîtrisent la machine et qui se trouvent au sein d’une société égalitaire dans laquelle travailler à l’usine est un réel progrès. On peut constater que non seulement les œuvres, mais aussi les discours autour de ces compositions nous éclairent sur la pensée d’une époque», résume le musicologue.

Innovation dans les instruments

La façon de composer et d’intégrer certains «instruments» ou sonorités dans des œuvres musicales est aussi liée à cette innovation technologique. Pas surprenant dès lors de voir des machines à écrire se mêler aux instruments d’un orchestre symphonique ou d’utiliser le son des sirènes d’usines et de bateaux de la ville de Bakou dans l’œuvre expérimentale écrite en 1922, la Symphonie des sirènes, par le compositeur russe Arseny Avraamov. Mais la révolution industrielle du XIXe siècle a aussi des répercussions sur la conception même des instruments. «Il y a un boom de l’innovation dans la facture des instruments grâce à l’industrie. A l’exemple du piano qui était entièrement en bois et dont la cordière sera peu à peu fabriquée en métal dès le début du XIXe siècle, ce qui ajoute une puissance sonore considérable à l’instrument et qui nécessite des usines pour les produire en série», raconte le Professeur Lazzaro. Vers la fin du siècle, le piano mécanique joue tout seul grâce à un système de carte perforée qui actionne les touches et les pédales.

Homme vs nature

Pour le Professeur Lazzaro, l’étude de l’innovation en musique durant le XIXe siècle démontre à quel point l’idéologie du progrès qui prévalait à l’époque magnifiait l’écrasement de la nature: «Il fallait que l’Homme domine la nature avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui. De nos jours, des compositeurs·trices s’intéressent au thème de l’écologie ou comment mettre en musique des enjeux environnementaux. Cela se fait, par exemple, au travers d’enregistrements sonores de paysages naturels ou de la réflexion explicite sur les conséquences de l’exploitation de notre planète.»

Si les ateliers-concerts des 3 et 4 novembre traitaient de la période 1840 –1940 en France, l’innovation en musique ne s’arrête évidemment pas à ces jalons chronologiques et géographiques. La conquête de l’espace va inspirer les compositeurs soviétiques de la seconde moitié du XIXe siècle dont les œuvres seront portées par des sonorités rendues possibles grâce aux synthétiseurs. Aujourd’hui encore, l’innovation mise en musique n’a pas fini d’être une source d’inspiration.

Notre expert Federico Lazzaro est professeur ordinaire de musicologie à l’Université de Fribourg depuis 2022. Guitariste de formation, il a obtenu deux doctorats en musicologie (Pavie et Mont­­réal) et s'est spécialisé en histoire culturelle de la musique en France durant la Troisième République. Son livre Ecoles de Paris en musique (1920–1950). Identités, nationalisme, cosmopolitisme (Paris, Vrin, 2018) lui a valu en 2019 le Prix H. Robert Cohen/RIPM de l’American Musicological Society ainsi que le Prix chercheur étoile Paul-Gérin-Lajoie du Fond de recherche du Québec.
federico.lazzaro@unifr.ch