Dossier

Dis-nous comment tu bois…

Pour les sociologues Sophie Le Garrec et Line Pedersen, comprendre la consommation d’alcool par le prisme des usagères et usagers aiderait à prévenir le risque de dépendance.

«Tu t’es vu quand t’as bu?», «Boire ou conduire, il faut choisir», «Regarde-toi en face plutôt qu’au fond d’un verre». Les slogans claquent. Ils ont imbibé durablement notre culture préventive et abreuvé les ambiguïtés du rapport que notre société entretient avec l’alcool. Mais rencontrent-ils vraiment les personnes auxquelles ils s’adressent? Et avec quels effets sur les comportements?

S’appuyant sur leurs recherches de terrain, les sociologues Sophie Le Garrec et Line Pedersen portent un regard critique sur les logiques préventives. Respectivement maîtresse d’enseignement et de recherche et lectrice au sein de la Chaire de travail social et politiques sociales de l’Université de Fribourg, elles constatent que, souvent, ces logiques ne rejoignent pas les réalités des personnes consommant des substances psychotropes.

«Dans la prévention, la notion du risque se définit le plus souvent au regard d’une expertise qui rencontre rarement la réalité des usages», relève Sophie le Garrec. Elle a mené plusieurs enquêtes auprès d’adolescent·e·s et de jeunes adultes. Une population qui, contrairement aux idées reçues, évalue également le risque, mais avec ses critères propres.

Quand le risque est ailleurs

«Les adolescent·e·s sont peu sensibles à la probabilité d’avoir un cancer de l’œsophage dans 15 ou 20 ans, relève la sociologue. Pour elles·eux, le risque est de manquer d’alcool en soirée, il est dans la peur d’être catégorisé comme pusillanime ou de ’ne pas tenir’.» On est loin des risques brandis par le discours préventif, celui d’une réalité pourtant objectivable, basée sur des moyennes et des études chiffrées.

Si l’information reste nécessaire pour la chercheuse, elle ne suffit pas. Pour une prévention efficace, il faut comprendre les raisons de la consommation chez les jeunes. «Là-dessus, il existe de nombreux travaux», insiste-t-elle. Le boire pathologique ne serait ainsi pas qu’une question de quantité ou de fréquence. Chez certains jeunes, boire beaucoup et très souvent n’augure rien en matière de consommation pathologique.

En revanche, d’autres signes peuvent indiquer un rapport à l’alcool problématique. La personne jeune boit-elle seule? Consomme-t-elle dans une logique collective, de partage ou pour pallier l’ennui, calmer l’angoisse? Le moment de la journée est aussi un indicateur. «Trouver normal de boire le matin ou dans la journée sans ’bonne raison’ ou ne pas faire de distinguo entre le boire diurne et le boire nocturne, cela questionne dans le rapport à l’alcool du jeune», précise encore Sophie Le Garrec.

«On associe souvent à la jeunesse un manque de contrôle de soi et des pratiques à risque comme le binge drinking, ces alcoolisations massives ponctuelles, continue Line Pedersen. Mais des études sur le boire chez les jeunes montrent que des normes de contrôle de soi s’instaurent lors de consommations de groupe, avec par ailleurs une dimension de genre, le contrôle de soi étant souvent plus fort chez les filles que chez les garçons.»

De la série USA Opioid crisis © Jérôme Sessini | Magnum Photos. Avril 2018, Etats-Unis, Philadelphie. Damien, 30 ans, de Camden, New York. Damien est épileptique. Il a perdu deux frères, tués dans le cadre d’un trafic de drogue. Sa sœur cadette a été violée et tuée lorsqu’elle avait 19 ans. «Cela a été mon déclencheur; depuis, je suis sous héroïne».

L’alcoolique, visage du boire

Dans notre société, distinguer le bien boire du mal boire reste difficile. Sans doute du fait de la place de l’alcool dans notre culture. «Contrairement à des substances illégales comme le cannabis, pour lequel la prévention met l’accent sur la dangerosité du produit lui-même, dans le cas de l’alcool, il s’agit d’abord de réguler ou de modérer», précise Sophie Le Garrec.

Pour autant, il reste des lignes rouges à ne pas franchir. Line Pedersen fait remarquer qu’une figure ressort des représentations sociales: celle de l’alcoolique. «Il s’agit généralement d’une personne qui consomme seule et de manière pathologique». Une figure bien ancrée autour de laquelle se concentre le plus souvent l’action des politiques de santé publique.

Celles-ci recommandent des quantités maximales, qui varient au gré des contextes sociétaux et des époques. «En France, dans les années 1960, on ne faisait pas de distinction entre hommes et femmes, sous-entendu qu’une femme ne buvait pas. A l’époque, la consommation maximale recommandée était de 6 ou 8 verres d’alcool par jour, alors qu’aujourd’hui elle est de 2 pour les femmes et 3 pour les hommes», note Sophie Le Garrec.

En Suisse, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) parle de consommation chronique à risque à partir de 2 verres par jour pour les femmes et 4 pour les hommes. La France préconise 10 unités (verres standards) maximum par semaine, là où le Danemark prône depuis peu la limite de 14 unités hebdomadaires. «La normalité, fait remarquer Line Pedersen, est une construction socio-historique. Elle suit une constante: tenir l’alcool à distance respectable.»

Cultures somatiques

«Dans la prévention, on trouve en général une incapacité à penser positivement l’usage», observe Sophie Le Garrec. Or, ses recherches montrent que la boisson peut agir comme un antidote aux réalités difficiles ou complexes de certain·e·s adolescent·e·s. «Tant que la prévention ne s’intéressera pas aux sens des usagères et usagers ainsi qu’aux utilités sociales des consommations, elle butera sur une difficulté d’entendement et accroîtra le discrédit de la parole préventive.»

La sociologue cite aussi le cumul contre-productif de campagnes de prévention auprès des jeunes, informant sur les dangers de l’alcool, mais aussi du tabac, du cannabis, des écrans, des jeux vidéo. «Si tout est risqué et amalgamé, le message préventif perd en crédibilité.» De plus, le déploiement de ces normes de santé peut être ressenti comme une moralisation, notamment par les classes populaires, car la prévention est aussi affaire de classes sociales.

S’appuyant sur les travaux de Faustine Régnier, Sophie Le Garrec rappelle qu’il existe un lien entre classe sociale et adhésion au discours institutionnel. En résumé, les personnes des classes populaires ou précaires tendent davantage à rejeter le discours institutionnel. Tandis qu’à l’inverse, l’adhésion se renforce chez les classes supérieures.

Remis en cause, le critère de la classe sociale demeure pertinent pour les deux chercheuses, surtout en sociologie de la santé. «Dans la perspective des classes populaires, la santé consiste avant tout en l’absence de maladie, alors que pour les populations les mieux loties socialement, la santé est étroitement liée à l’épanouissement ou au bien-être», illustre Sophie Le Garrec.

Les chercheuses vont plus loin. Le discours préventif repose en fait sur les représentations du corps et de la santé des classes supérieures. C’est l’idée de cultures somatiques développée par le sociologue Luc Boltanski, à savoir que le rapport au corps et à la santé varie selon la classe sociale. Au sein des classes supérieures, le corps est moins impliqué dans les activités professionnelles. On est davantage à l’écoute de son corps, de ses ressentis.

Dans les classes populaires, au contraire, les métiers mettent le corps à contribution. Pas de temps pour s’écouter, on est ici dans une approche mécanique, le corps étant vu comme un outil de travail. Une vision en somme assez éloignée de la logique esthétique ou réflexive des classes supérieures, à partir de laquelle se pense la prévention.

Prévenir sans moraliser

Pour autant, cette distance d’avec la réalité des usages n’est pas une fatalité. Il existe des campagnes qui relèvent d’une démarche compréhensive et globale, telle le Défi brestois. Dans cette ville bretonne, marquée par une forte culture de l’alcool, chacun·e est invité·e durant une semaine à s’interroger sur sa consommation et à relever le défi suivant: se tester pendant l’année en ne buvant pas d’alcool durant trois jours consécutifs.

Réalisée dans le Canton du Jura il y a quelques années, une campagne comme «Soif de…» se rapproche de ce type de démarche intégrant l’ensemble de la société et renversant le discours habituel de la prévention. Pour Sophie Le Garrec, «l’intérêt est que le message reste positif. Il ne s’agit pas de moraliser ni de brandir les risques. A Brest, l’événement est festif, avec des soirées en boîtes de nuit (avec alcool), des conférences ou encore des régates. L’idée est de tester non pas sa dépendance, mais son indépendance face à l’alcool.»

Notre experte Sophie Le Garrec est maîtresse d’enseignement et de recherche à la Chaire de travail social et politiques sociales de l’Université de Fribourg. Elle travaille sur les politiques de santé publique, la santé au travail, le sens et l’usage de drogues, ainsi que la gestion des risques.
sophie.legarrec@unifr.ch 

Notre experte Line Pedersen est lectrice à la Chaire de travail social et politiques sociales de l’Université de Fribourg. Elle étudie les addictions et les logiques de sortie des dépendances aux substances.
line.pedersen@unifr.ch