Forschung & Lehre

Projet Pamir: Expédition scientifique au 3e pôle

Bien qu’ils comptent parmi les plus grands de la planète, les glaciers du Pamir restent largement méconnus. Plus remarquable encore: certains seraient en phase de croissance! Une équipe multidisciplinaire du Département des géosciences s’est rendue cet été à leur chevet pour percer leurs mystères.

Les projets en Asie centrale sont financés par la DDC et l'Unifr dans le cadre du projet CROMO-ADAPT et par l'Institut polaire suisse dans le cadre du projet Pamir.

Pour avoir une idée de la démesure des montagnes du Pamir, il faut s’imaginer des sommets qui culminent à plus de 7000 mètres, des vallées échancrées dans lesquelles s’écoulent des glaciers dont le plus grand, celui de Fedchenko, dépasse les 70 kilomètres de longueur, ainsi que de vastes espaces parcourus par quelques populations semi-nomades. Un tableau très différent de celui auquel nos Alpes, si densément peuplées, sillonnées de routes et percées de tunnels, nous ont habitués. Autre différence notable, contrairement à celle de l’Arc alpin, la cryosphère du Pamir reste largement méconnue. Les données manquent pour comprendre les interactions entre les glaciers et le climat. Le Projet Pamir (lire encadré) a été lancé pour combler ces lacunes.

L’exception du Pamir

En dehors des pôles, le Pamir est la région de la planète qui abrite le plus de glaciers, raison pour laquelle on la nomme le troisième pôle. Là-bas, au contraire de la tendance universelle, les glaciers ne seraient pas aussi affectés par le réchauffement climatique. Plus incroyable encore, certains connaîtraient une phase d’expansion. Pour Enrico Mattea, doctorant à l’Université de Fribourg, percer ce mystère constitue l’un des buts de l’expédition: «D’aucun·e·s supposent que le développement de l’agriculture intensive en Asie centrale a pu contribuer à l’augmentation des précipitations. Du fait de l’altitude élevée des contreforts du Pamir, ces dernières, malgré le réchauffement climatique, continuent de tomber sous forme de neige, alimentant ainsi les glaciers.» Instigateur du Projet Pamir, Martin Hölzle préfère, quant à lui, se montrer prudent «faute de données suffisantes». Professeur au Département des géo­sciences, Martin Hölzle fréquente la région depuis plus de 10 ans déjà: «En 2009, j’étais venu donner une présentation sur la cryosphère à Tachkent, en Ouzbékistan, se souvient-il, c’est là que j’ai appris que le pays souhaitait mettre sur pied un nouveau système métrologique, celui qui existait depuis les années soixante étant tombé en déliquescence avec l’effondrement du régime soviétique.» Pour pallier ce manque de données, les scientifiques se voient contraints d’utiliser les images satellites de la NASA. Grâce à leur étonnante qualité, elles permettent de mesurer l’évolution des surfaces glaciaires, mais pas de comprendre les processus à l’œuvre. «Elles ne sauraient remplacer les mesures in situ», conclut Martin Hölzle.

Recherches en milieu hostile

Certaines missions s’avèrent particulièrement complexes du fait de l’altitude et de l’isolement des glaciers. C’est ainsi que, l’été dernier, des membres de l’Institut Paul Scherrer ont échoué dans leur tentative de prélever des carottes dans le glacier Fedchenko. «Imaginez la complexité logistique, explique Martin Hölzle, il faut forer le glacier à près de 5000 mètres d’altitude, puis transporter en hélicoptère les carottes de glace intactes, non fondues, jusqu’à des laboratoires spécialisés en Suisse.» De nouvelles tentatives vont être lancées, idéalement avec des pilotes d’hélicoptère suisses en appui de leurs collègues tadjiks.

Présent pour le second été consécutif dans le Pamir, Enrico Mattea ne se lasse pas d’admirer la beauté et les difficultés des expéditions. L’été dernier, il a parcouru la bagatelle de 5500 kilomètres, à 30 km/h de moyenne. «Nos bases sont situées à un ou deux jours des premiers villages, parfois à plus de 4500 mètres d’altitude, s’enthousiasme-t-il. Il faut prévoir beaucoup de nourriture, des tentes, du gaz, des pièces de rechange pour les voitures.» Et la préparation la plus méticuleuse ne garantit pas de se mettre à l’abri de tous les pépins. Leur Landrover bloquée dans une rivière, lui et ses compagnons d’infortune n’ont pu compter que sur leurs propres moyens pour l’en extraire: «Il n’y avait personne dans un rayon de 200 kilomètres pour nous aider!» Le Projet Pamir est une aventure scientifique et humaine au moins aussi monumentale que les montagnes qu’il a pour ambition d’étudier.

Des glaciers au comportement étrange

Parmi tous les glaciers du Pamir qu’il étudie, le doctorant juge le glacier d’Abramov particulièrement intéressant en ce qui concerne la dynamique glaciaire. «C’est un glacier qui se distingue par des sortes de pulsations. Tous les 20–30 ans, il connaît de fortes accélérations. C’est un mystère que ma thèse va tenter d’éclaircir.» Parallèlement, Enrico Mattea étudie le bilan énergétique des glaciers du Pamir oriental, en particulier les phénomènes de sublimation.

Il cherche à comprendre dans quelle mesure le passage de l’état solide (glace) à l’état gazeux influence le bilan de masse. «C’est une tâche extrêmement complexe, concède le chercheur, car la glace disparaît très lentement, mais sans se transformer en eau de fonte. On cherche donc à modéliser les flux énergétiques des glaciers. Si l’on sait où va l’énergie, on peut essayer de calculer l’évolution de la masse.»

© Enrico Mattea
Château d’eau vital pour l’agriculture

Le Projet Pamir ne se borne pas à étudier la cryosphère pour la beauté de la science. De l’évolution des glaciers de l’Asie centrale dépend l’existence de centaines de millions de personnes. «Une fois qu’ils auront disparu, il y aura de grands changements sur la disponibilité saisonnière de l’eau en Asie centrale», avertit Martin Hölzle. L’équipe du Projet Pamir a d’ailleurs déjà pu observer des changements sensibles dans le Pamir occidental et le Tien Chan. «Les glaciers y ont mauvaise mine, presque autant qu’en Suisse, se désole Martin Hölzle. La fonte est très rapide.» Pas de quoi paniquer, car il reste des quantités phénoménales de glace en Asie centrale: avec ses 700 km2, le glacier Fedchenko, le plus grand hors des pôles, ne risque pas de disparaître du jour au lendemain. Il n’empêche que des indices de plus en plus nombreux semblent montrer que l’exception du Pamir pourrait bien être en sursis.

Souvenirs des glaciologues

Interdisciplinaire, le Projet Pamir souhaite également étudier l’histoire de la recherche sur la cryosphère durant l’ère soviétique. Cette tâche incombe à Christine Bichsel, fine connaisseuse de la région qu’elle a découverte en 1996. «Aujourd’hui, j’étudie l’un des endroits les plus froids d’Asie centrale dans l’une de ses villes les plus chaudes, à Tachkent, où il fait plus de 40° en été.» A l’ombre des archives d’Hydromet, des archives nationales et de celles de l’Académie des Sciences, Christine Bichsel cherche à découvrir quelles étaient les motivations des scientifiques de l’époque et ce qu’ils savaient de l’évolution des glaciers. «Les autorités qui finançaient ces recherches s’intéressaient aux glaciers dans un contexte d’agriculture industrielle du coton et de pénurie d’eau, tragiquement illustré par la disparition de la mer d’Aral, explique la chercheuse, elles ont même songé à répandre de la cendre sur les glaciers pour en accélérer la fonte, idée que les glaciologues ont combattue.» Pour avoir accès aux précieuses archives de l’ère soviétique qui, soit dit en passant, ne sont ni numérisées ni répertoriées, Christine Bichsel a déployé des trésors de patience et de diplomatie. Rattrapée par la guerre, elle a dû renoncer à consulter des documents à Moscou et à Saint-Pétersbourg: «Nous avions initialement prévu d’y entamer nos recherches, mais la collaboration sur place n’est plus possible depuis le 24 février.»

La chercheuse, qui parle couramment le russe, un peu le kirghize et qui compte bien se mettre à l’ouzbek, mène également des entretiens avec des glaciologues de l’époque, dont Igram Nazarov, un chercheur ouzbek de plus de 90 ans: «Il était très surpris et heureux de pouvoir raconter ses souvenirs. Il a vécu deux ans et demi à 5000 mètres d’altitude, dans une station scientifique sur le glacier Fedchenko. Les conditions de vie étaient incroyablement spartiates.»

Multidisciplinaire et international

Ce projet de recherche a pour ambition d’étudier la cryosphère du Pamir, contrée située aux confins du Tadjikistan, du Kirghizistan, de la Chine, de l’Afghanistan et du Pakistan. Huit chercheuses et chercheurs de l’équipe du Département des géosciences de l’Université de Fribourg y participent aux côtés d’une cinquantaine de collègues d’institutions suisses, allemandes, américaines, italiennes, anglaises, néo-zélandaises, sans oublier bien sûr les partenaires locaux. Ce consortium a jusqu’en 2024 pour récolter des données concernant les glaciers, des micro-organismes qui y vivent aux archives historiques qui les concernent.
Hormis son volet scientifique, le Projet Pamir, financé par le Swiss Polar Institute à hauteur de 1,5 millions de francs, comprend également un volet formation, ce qui lui a valu un soutien financier de la Direction du développement et de la coopération (DDC). «Nous souhaitons former des chercheuses et chercheurs locaux afin d’établir des centres de recherche en Asie centrale, explique Martin Hölzle. C’est important, car ce sont non seulement leurs glaciers, mais aussi leurs eaux de fonte qui alimentent l’agriculture.»

Notre experte Christine Bichsel est professeure de géographie humaine. Spécialiste de l’Asie centrale, elle étudie l’histoire de l’histoire de la glaciologie russe et soviétique.
christine.bichsel@unifr.ch

Notre expert Martin Hölzle est professeur de géographie physique, spécialiste de la cryosphère. Il est conseiller scientifique auprès du World Glacier Monitoring Service (WGMS)
martin.hoelzle@unifr.ch

Notre expert Enrico Mattea est doctorant au Département des géosciences. Il est spécialiste de la modélisation de l’évolution des glaciers.
enrico.mattea@unifr.ch