Dossier

La santé dans le rétroviseur de nos vies

Chercheuses en épidémiologie au #PopHealthLab, le Laboratoire  de santé des populations, les docteures Rose Van der Linden  et Patricia Chocano-Bedoya ciblent les facteurs de risque qui jalonnent nos vies, afin de mieux prévenir l’apparition de maladies à l’âge avancé. 

Cheveux gris, rides et maux divers qui surviennent avec l’âge: on a toutes et tous une idée du vieillissement. Quelle est votre définition?

Rose Van der Linden: Sur le plan biologique, le vieillissement est une accumulation de dommages moléculaires et cellulaires, de sorte que notre fonctionnement commence à diminuer et que le risque de maladie s’accroît avec le temps. On considère souvent que le fait de vieillir en bonne santé revient à ne pas être malade. Or, la plupart des personnes âgées ont un problème de santé. Dans cette perspective, vieillir en bonne santé consiste d’abord à maintenir notre santé physique et mentale à un niveau qui nous permet de bien fonctionner malgré l’avancée de l’âge.

Vieillir en bonne santé ne signifie donc pas l’absence de maladie…

Patricia Chocano-Bedoya: C’est, en effet, une fausse idée du vieillissement: vivre plus longtemps ne signifie pas forcément vivre mieux. Il s’agit aussi de considérer la qualité de vie. La personne vit-elle toujours chez elle de manière autonome? Combien de médicaments prend-elle par jour? Etc. Ces aspects entrent en compte lorsqu’on parle de vieillissement en bonne santé.

Rose Van der Linden: Les hommes ont une espérance de vie en moyenne plus courte que les femmes, mais si l’on regarde la durée de vie en bonne santé, hommes et femmes se situent presque au même niveau. D’où l’intérêt d’étudier le parcours de vie et de voir dans quelle mesure la qualité de vie peut être améliorée. Il y a des aspects que nous ne contrôlons pas, comme les facteurs génétiques ou environnementaux, mais nos comportements tout au long de notre vie jouent un rôle important.

Rose Van der Linden, vous vous intéressez à la trajectoire occupationnelle en lien avec le risque de cancer à l’âge avancé. Que pouvez-vous en dire?

Rose Van der Linden: Dans la recherche sur le cancer, on s’attache le plus souvent à connaître les facteurs qui déterminent sa survenue. Le tabagisme, par exemple, est l’une des causes majeures de cancers. De nombreuses études se concentrent sur la nutrition ou l’activité physique, mais peu s’intéressent à l’activité professionnelle ou à l’environnement socio-économique. C’est un domaine où il y a encore beaucoup à apprendre et à décrire. Mes recherches sont avant tout exploratoires.

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Concrètement, comment vous y prenez-vous?

Rose Van der Linden: J’utilise, par exemple, des données collectées auprès d’environ 9000 femmes venant de 28 pays européens. Ces personnes sont âgées d’au moins 50 ans et parmi les questions auxquelles elles répondent, nous leur avons demandé si elles ont travaillé à temps partiel, à plein temps, comme indépendante ou encore quelle a été leur implication dans le travail domestique et familial. Puis nous croisons ces données avec le développement de cancers à l’âge avancé.

Quelles sont vos observations?

Rose Van der Linden: Nous sommes dans la phase d’analyse et espérons avoir les premiers résultats prochainement. Mais dans une autre étude, je me suis intéressée à l’environnement socio-économique des personnes, de leur enfance à leur situation au moment du questionnaire. De manière générale, nous observons que plus le niveau socio-économique est élevé, plus le risque de développer un cancer à l’âge avancé augmente. Cela peut sembler surprenant. D’autres études l’ont déjà constaté, mais nos recherches vont plus loin dans la compréhension de cette relation.

C’est-à-dire?

Rose Van der Linden: On observe notamment des nuances suivant les types de cancer. Par exemple, on voit une augmentation des cas de cancer de la peau parmi les personnes d’un niveau socio-économique plus élevé. Cela pourrait être lié à une exposition au soleil plus grande ou à des dépistages plus fréquents. Autre exemple pour le cancer du sein: chez les femmes au profil socio-économique plus élevé, la maternité intervient souvent plus tardivement, en général vers la trentaine, ce qui peut augmenter le risque. Là aussi, un dépistage plus fréquent peut jouer un rôle.

A ce stade, avez-vous identifié des trajectoires occupationnelles plus exposées au risque?

Rose Van der Linden: Rien de définitif, nous sommes en train d’analyser les données, mais le risque pourrait être plus élevé si l’on travaille à plein temps. L’analyse est complexe, car nombre de facteurs associés au profil d’activité peuvent agir comme éléments de confusion. Les personnes travaillant à temps partiel ou à temps plein ont-elles plus tendance à fumer? Si l’on travaille davantage, est-on moins actif physiquement ou boit-on plus souvent de l’alcool? Ce sont ces questions, parmi d’autres, sur lesquelles nous devons nous pencher.

Quel intérêt d’examiner le parcours de vie par rapport à d’autres approches?

Rose Van der Linden: Grâce aux analyses épidémiologiques et statistiques, le sens émerge du croisement des données de milliers de personnes, soit de milliers de trajectoires de vie. Cela nous permet d’observer l’effet de l’exposition à des facteurs de risque et leur accumulation sur la durée, ainsi que la manière dont cela affecte la santé d’une personne à un âge avancé. Nous voyons aussi l’influence d’événements de vie particuliers sur le développement d’une personne. Tout cela joue un rôle en matière de prévention.

Patricia Chocano-Bedoya: La prévention est d’autant plus importante dans les situations où il n’existe pas de véritable traitement pour soigner ou guérir la maladie, comme c’est le cas pour la maladie d’Alzheimer. Certaines études ont montré qu’il est possible de prévenir de 40% le risque de développer une démence en agissant sur les facteurs modifiables, qu’il s’agisse du comportement alimentaire ou d’autres comportements. Ce qui explique l’intérêt croissant d’effectuer des recherches sur le sujet.

D’après vous, Patricia Chocano-Bedoya, l’un des facteurs pour limiter le déclin cognitif pourrait se trouver dans les produits laitiers. C’est surprenant.

Patricia Chocano-Bedoya: Des données préliminaires, collectées au niveau européen, ont montré que le fromage aurait un effet anti-inflammatoire. Ce qui est effectivement surprenant, vu les controverses autour des produits laitiers. Pour vous dire, au Japon, pays où l’on mange peu de produits laitiers, des études montrent que ceux-ci sont bons pour la santé cognitive. Mais en France, où l’on en consomme davantage, des études disent le contraire.

Les fromages et les yaourts auraient donc des propriétés anti-inflammatoires…

Patricia Chocano-Bedoya: On sait aujourd’hui que l’inflammation peut jouer un rôle sur la cognition. Des études, menées sur des souris et sur des humains, montrent que des cas de neuro-inflammation peuvent conduire à une détérioration de la cognition. Or, les produits laitiers avec fermentation, qui agissent sur le microbiote intestinal, pourraient jouer un rôle anti-inflammatoire. Il existe donc un effet systémique.

Concrètement, en quoi consistent les recherches que vous menez avec votre groupe?

Patricia Chocano-Bedoya: Nous travaillons avec des données provenant de Suisse, des Pays-Bas et du Canada. La plupart des personnes interrogées ont plus de 50 ans. Elles ont rempli un questionnaire qui se penche, entre autres, sur leur consommation de produits laitiers, et effectué un test en ligne mesurant la cognition, renouvelé au moins 5 ans après, pour voir l’évolution.

Que pouvez-vous dire à ce stade?

Patricia Chocano-Bedoya: Notre revue sur le sujet laisse penser que les produits laitiers sont bons pour prévenir le déclin cognitif, mais en certaines quantités. En fait, tout ne serait qu’une question de dosage. Nous émettons l’hypothèse que nos études aboutiront à cette même conclusion. Nous espérons aussi être en mesure de mieux définir ces doses. Et, étant donné l’effet anti-inflammatoire des produits laitiers fermentés que nous avons mentionné, nous présupposons que ceux-ci seront les plus efficaces.

Cela bousculerait les idées reçues…

Patricia Chocano-Bedoya: C’est vrai que cela nous pousse à considérer différemment le régime méditerranéen, habituellement vu comme le prototype idéal pour le vieillissement en santé. Ce régime limite la consommation des produits laitiers, mais des chercheuses et des chercheurs ont mis en évidence un fait intéressant. En lui ajoutant des produits laitiers, ils ont constaté que la mortalité était plus basse pour les personnes avec le régime modifié que chez celles qui suivaient uniquement le régime méditerranéen.

Des recherches importantes pour la Suisse, le pays du fromage!

Patricia Chocano-Bedoya: Ce qui est intéressant, c’est que la Société suisse de nutrition recommande trois portions de produits laitiers par jour, ce qui est plus élevé que les recommandations d’autres pays. Dans les faits, une enquête nationale a montré que la consommation moyenne des Suisses se situe plutôt à deux portions par jour. Là encore, nous espérons que nos recherches aideront à améliorer ces recommandations. D’où l’importance du financement que nous avons obtenu du Fonds national suisse pour garantir l’indépendance de notre travail.

Où se situent les Suisses pour ce qui est de vieillir en bonne santé?

Patricia Chocano-Bedoya: Difficile de donner un classement, mais une publication à laquelle j’ai contribué avec un groupe de l’Université de Zurich montrait que les gens vieillissaient plutôt bien en Suisse, comparé à la France ou au Portugal. Le cas du Portugal nous a, par exemple, surpris. C’est un pays où les gens vivent longtemps, mais pas forcément le plus en bonne santé. Autre exemple avec la maladie d’Alzheimer: en Suisse, le nombre de nouveaux cas est plutôt stable, alors qu’il augmente dans les pays en développement.

Quelle en est la raison?

Patricia Chocano-Bedoya: Il faut rappeler que, à l’échelle mondiale, nous sommes dans une phase de vieillissement de la population. Les chiffres le montrent. Un rapport de l’Organisation mondiale de la santé indique qu’entre 2015 et 2050, la proportion de la population mondiale de plus de 60 ans va presque doubler, passant de 12 à 22%. Le phénomène est connu en Europe, mais il concerne aussi les pays en développement où l’espérance de vie s’améliore. Et, souvent, ces pays n’ont pas les moyens ou les structures pour promouvoir un vieillissement en bonne santé. Rose Van der Linden: C’est une réalité qui explique le fort accent mis par la recherche sur le vieillissement en santé. Une population plus âgée conduit à un accroissement des besoins en soins et en infrastructures. Cela devient une question politique avec des implications financières, car tout cela à un prix. Le fait que la  recherche aide les gens à vieillir en meilleure santé permet de soulager les coûts de santé publique.

Notre experte Patricia Chocano-­Bedoya est PhD, chercheuse post-­doctorale en épidémiologie au Laboratoire de santé des populations (#PopHealthLab) de l’Université de Fribourg. Les travaux de cette démographe et épidémiologiste portent, entre autres, sur la santé à l’âge avancé et le cancer.
patricia.chocanobedoya@unifr.ch

 

 

Notre experte Rose Van der Linden est PhD, chercheuse post-doctorale en épidémiologie au Laboratoire de santé des populations (#PopHealthLab) de l’Université de Fribourg. Les travaux de cette démographe et épidémiologiste portent, entre autres, sur la santé à l’âge avancé et le cancer.
bernadette.vanderlinden@unifr.ch