Forschung & Lehre

Culture et interculturalité, miser sur l'accessibilité

Qu’associons-nous au mot culture? Des pratiques artistiques ou des modes de vie? Que veut dire interculturalité? Comment mettre en valeur la culture des personnes migrantes sans créer de marginalité? Pour répondre à ces questions, la Ville de Fribourg a lancé le projet «Fribourg, ville plurielle». L’Unité de sociologie de l’Unifr a mené l’enquête.

Répondant à un appel de Pro Helvetia, la Ville de Fribourg a lancé, en février 2021, un projet intitulé «Fribourg, ville plurielle». Son objectif: encourager la diversification des pratiques culturelles tout en stimulant une réflexion sur la thématique de l’interculturalité. En effet, le financement ne visait pas à mettre sur pied un événement en particulier, mais à soutenir une dynamique collaborative autour de l’interculturalité.

Afin de dépasser ressentis et préjugés, la Ville a mandaté l’Université de Fribourg pour mener une enquête approfondie. Il s’agissait d’identifier les activités culturelles en Ville de Fribourg, de comprendre les notions de culture et d’interculturalité des personnes impliquées et d’évaluer les perspectives de développement des activités culturelles orientées vers l’interculturalité. Morgane Jomini et Florence Schenk, assistantes-doctorantes au Département des sciences sociales de l’Université de Fribourg, ainsi que Floriane Pochon, cheffe du projet au sein du Service de la culture de la Ville de Fribourg, ont accepté de nous détailler ce projet.

Comment est né ce partenariat entre la Ville et l’Université de Fribourg?

Floriane Pochon: Lorsque Pro Helvetia a sélectionné le projet proposé par la Ville de Fribourg dans le cadre de l’initiative «Société interculturelle», il a paru évident qu’un mandataire externe devait nous accompagner. Un appel d’offres a été lancé et l’approche de Francesca Poglia Mileti, professeure en sociologie à l’Université de Fribourg, nous a convaincu·e·s. Le projet a ensuite évolué en fonction des discussions et des premiers éléments apparus.

Peut-on parler d’une co-construction du projet?

Morgane Jomini: Clairement, mais en réalité, l’Université n’a produit qu’une partie du projet. Parallèlement à notre enquête, un groupe de travail réunissant des actrices et acteurs des domaines de la culture et de la cohésion sociale a été mis en place par la Ville de Fribourg.

Floriane Pochon: Nous avons demandé aux membres de ce groupe de travail de nous faire part de leurs constats, d’émettre des pistes de réflexion et d’identifier des potentialités. L’un des objectifs est, en effet, d’améliorer les conditions-cadres qui entourent le développement concret des activités interculturelles.

Florence Schenk: Nous avons pu assister à ces discussions comme observatrices. Cela nous a donné des pistes dans notre questionnement et dans l’orientation à donner à la recherche empirique.

Par exemple?

Florence Schenk: Un des objectifs de ce groupe de travail était de réunir des personnes de deux domaines qui n’évoluent habituellement pas ensemble: celui de la culture au sens artistique et celui de la cohésion sociale, à savoir les institutions et les personnes concernées par les questions d’intégration sociale, notamment en lien avec la migration. Il était, dès lors, essentiel de comprendre ce que recouvraient les notions de culture et d’interculturalité pour ces personnes.

Ce travail sur la notion d’interculturalité a été central dans votre démarche…

Morgane Jomini: Oui, c’est même devenu l’axe central de notre enquête. Pour essayer d’y voir plus clair, nous avons longuement interviewé 26 personnes impliquées, 13 dans chaque domaine.

Florence Schenk: Pour amener nos questions, nous avons défini un canevas précis. Nous voulions savoir si la définition de la culture et les réalités associées à cette notion – les activités concrètes – étaient les mêmes pour toutes les actrices et tous  acteurs potentiellement concerné∙e∙s par des projets interculturels.

© Red Babi Photography

Comment ont été choisies ces personnes?

Florence Schenk: Nos démarches ont commencé par un recensement de toutes les activités et pratiques culturelles de la Ville de Fribourg. Même si la liste n’est pas exhaustive, cela nous a permis de répertorier 145 associations. Ce travail nous a permis de mieux cerner les institutions et les personnes concernées. Il nous a aussi donné des critères pour définir nos interlocutrices et interlocuteurs. Nous voulions un panel qui soit le plus représentatif possible.

Morgane Jomini: Pour que les personnes puissent s’exprimer librement, nous leur avons garanti l’anonymat.

Floriane Pochon: La Ville avait transmis une liste de contacts au sein des différentes associations avec lesquelles nous collaborons régulièrement. Nous avons apprécié la volonté de neutralité des enquêtrices, sur ce choix, mais aussi sur l’ensemble de leur travail.

Ces entretiens approfondis ont-ils permis de mettre en lumière des tendances insoupçonnées?

Morgane Jomini: Disons plutôt qu’ils nous ont permis de mieux comprendre des tendances méconnues. Notamment celle du sentiment de légitimité à fréquenter un lieu ou un événement, ou même à organiser une manifestation. Dans nos constructions sociales, nous intégrons ce qui est perçu comme allant de soi dans le milieu où nous évolu­ons. Certains groupes sociaux valorisent la visite d’expositions de peinture, la fréquentation de concerts ou de théâtre. Pour les membres de ces groupes, ces pratiques sont normales. Au contraire, les personnes qui y sont moins habituées peuvent se sentir moins bienvenues ou moins légitimées à prendre part à ces manifestations. C’est le cas des personnes migrantes, notamment.

Cette question de légitimité n’est-elle pas liée aux moyens financiers des personnes?

Floriane Pochon: Le financement est évidemment l’un des freins, mais beaucoup de lieux culturels mettent en place des systèmes de billets suspendus sans forcément arriver à toucher ce public. Soit parce que les bénéficiaires n’ont pas connaissance du système, soit parce qu’ils peuvent se sentir mal à l’aise d’en demander l’accès. Par ailleurs, il n’y a pas que le prix du billet d’entrée qui retient. Si, à l’entracte, la personne ne peut pas se payer une boisson, elle se sent à nouveau à part.

Morgane Jomini: Au-delà de ces aspects financiers, on a remarqué au travers de nos entretiens que beaucoup d’institutions des milieux culturels et socioculturels ont conscience de la question de la légitimité du public à participer à certains événements. Elles mettent en place de nombreuses actions pour montrer leur ouverture. Mais, malgré ces efforts, certaines personnes issues de la migration ou d’origines sociales modestes, par exemple, ne dépassent pas ces barrières sociales et symboliques.

Ces barrières ne concernent-elles que les individus?

Morgane Jomini: Pas seulement. Au cours de nos rencontres, nous avons constaté que des associations entrent également dans des schémas circonscrits. Dès qu’elles deviennent plus autonomes, parce qu’elles sont reconnues et qu’elles ont trouvé les moyens de stabiliser leur financement, elles s’installent dans des boucles de fonctionnement. Elles s’inscrivent dans un réseau de collaborations et n’interagissent plus qu’avec un nombre limité de partenaires, proposant des manifestations pour un public bien ciblé. D’autres réseaux existent, mais elles n’y font pas forcément appel et elles ont du mal à ouvrir leurs activités à de nouvelles associations.

Floriane Pochon: Alors que ça bouge beaucoup, que de nouvelles associations naissent sans cesse et que d’anciennes disparaissent. Le groupe de travail, au sein duquel nous avons fait se côtoyer des gens qui n’avaient pas l’habitude d’interagir, a souligné ce manque au niveau de la mise en réseau des associations dans leur ensemble.

Des pistes d’amélioration ont-elles été évoquées?

Florence Schenk: oui, des idées ont été proposées, comme délocaliser des événements pour aller vers des publics différents que ceux qu’ils accueillent habituellement. Ou reconnaître les productions artistiques des personnes issues de la migration comme du domaine de la culture et pas seulement comme du «folklore». Ou encore, créer des structures institutionnelles pour promouvoir des événements interculturels, etc.

Ce sujet et cette enquête sur la culture et l’interculturalité portent bien au-delà de la Ville de Fribourg…

Floriane Pochon: C’est effectivement une volonté de la part de Pro Helvetia. En finançant de telles réflexions dans six villes de Suisse, l’objectif est que toutes les autres bénéficient des résultats et puissent en tirer parti. Notre rapport de travail et sa synthèse sont d’ailleurs accessibles sur le site internet de la Ville. Nous espérons que ces réflexions nourrissent celles des associations et qu’elles suscitent de nouveaux projets. Les initiatives qui émergent du terrain sont toujours plus légitimes que celles qui répondent à une demande de la ville.

Le projet «Fribourg, ville plurielle» va-t-il se poursuivre?

Floriane Pochon: Le projet continue, en effet, avec un document de référence constitué par cette enquête et par cette première étape. Nous disposons désormais d’une base solide pour amener des changements, notamment au sein de l’administration communale et de la manière dont nous interagissons avec les associations. A partir de ces éléments et en complément de cette enquête, nous avons développé une boussole d’évaluation culturelle.

Quelle est l’utilité de cette boussole?

Floriane Pochon: Cet outil de monitoring, à disposition des actrices et des acteurs des associations, leur permet d’évaluer leur projet au niveau de l’accessibilité, de la durabilité, de la participation ou encore du financement. Les services communaux l’utilisent également dans les processus internes. Il n’est pas rare que des projets mixtes, mêlant culture et interculturalité, soient proposés. Par habitude ou par facilité, nous avons tendance à les diriger vers un domaine plutôt que vers un autre. Cette boussole est un projet dans le projet. Elle nous permet d’améliorer les synergies. Son développement a bénéficié de toutes les réflexions menées autour de la culture et de l’interculturalité.

Avez-vous pu apporter des définitions claires de ces deux termes?

Florence Schenk: Nous avons dégagé des tendances. Nous ne proposons pas de définitions, mais nous avons voulu comprendre comment les actrices et acteurs du terrain envisagent ces notions. Très souvent, le sens du mot culture dans le monde de la migration fait référence à des modes de vie, alors que pour les artistes, la culture a une dimension créative.

Morgane Jomini: Ces idées un peu stéréotypées des un∙e∙s et des autres tendent à limiter les processus interculturels. Si on dépasse ces définitions, l’interculturalité peut être vue comme quelque chose de plus large et inclusif. Tout le monde est légitime à produire de la culture, dans les deux sens du terme. Par leurs créations, les artistes reproduisent, proposent ou critiquent des modes de vie. Les personnes issues de la migration sont, de leur côté, aussi des artistes avec qui mettre sur pied des projets culturels!

Floriane Pochon: C’était effectivement très ambitieux de notre part de vouloir définir ces termes (rires).

Florence Schenk: Avec notre vision de sociologues, nous avons plutôt élargi le champ.

Culture et modes de vie: des notions indissociables

Au terme de son enquête, menée entre mars 2020 et avril 2021, l’Unité de sociologie a participé à la rédaction d’un rapport sur le projet «Fribourg, ville plurielle». Ce document, comme la synthèse qui en a été tirée, peut être téléchargé sur le site du projet (www.ville-fr.ch/culture/fribourg-ville-plurielle). En voici un bref extrait qui permet de mieux comprendre ces notions de culture et d’interculturalité: «La culture peut être considérée comme faisant référence au monde de l’art ou à des modes de vie. Ces deux approches se distinguent, mais peuvent également être considérées comme interdépendantes. […] En effet, une expression artistique ou une œuvre d’art n’est pas neutre culturellement. Elle peut être influencée par son lieu géographique de production, le contexte historique ou religieux dans lequel elle s’inscrit, ou par les habitudes de l’artiste et de son public. Dans ce sens, on peut dire que la culture artistique est influencée et orientée par les modes de vie. A l’inverse, la culture définie comme modes de vie comprend aussi les pratiques artistiques. Par conséquent, quelle que soit l’étiquette posée sur la notion de culture, l’autre pendant sera également présent, bien qu’il ne soit pas toujours visible et reconnu.»

Notre experte Morgane Jomini est assistante-doctorante sous la direction de la Professeure Francesca Poglia Mileti, au sein de l’Unité de sociologie du Département de sciences sociales. Ses recherches portent sur les questions de socialisation et de constructions identitaires des personnes minorisées.
morgane.jomini@unifr.ch

 

 

Notre experte Florence Schenk est assistante-doctorante sous la direction de la Professeure Francesca Poglia Mileti au sein de l’Unité de sociologie du Département de sciences sociales. Ses recherches portent sur les questions de socialisation et du corps dans les ateliers d’expression créative et artistique.
florence.schenk@unifr.ch

 

 

Notre experte Floriane Pochon, cheffe du projet «Fribourg, ville plurielle» au sein du Service de la culture de la Ville de Fribourg.
floriane.pochon@ville-fr.ch