Dossier

Quand les fées nous content la vérité

Dans la sombre forêt, le Petit Chaperon Rouge et Blanche-Neige cheminent en quête de vérité. Voyager au travers des contes mène le lecteur au cœur de l’expérience humaine, nous explique le philosophe Silvano Petrosino.

L’homme contemporain a été dépossédé de son expérience. En effet, il est incapable de faire et de transmettre des expériences, et l’expérience peut s’expliquer seulement dans les mots et les histoires. C’est avec cette réflexion de Giorgio Agamben que le philosophe italien Silvano Petrosino ouvre un magnifique essai, intitulé Le fiabe non raccontano favole. Credere nell’esperienza (Genova, il melangolo, 2013). Dans ce livre, partant des réflexions du psychanalyste Bruno Bettelheim, Petrosino se propose d’arriver au cœur de l’expérience humaine, avec le désir de répondre à la question: quelle est sa vérité? Pour aborder ce sujet, il propose une relecture de deux contes de fées très connus en se concentrant sur le thème du «voyage».

Le Petit Chaperon rouge: de petite fille à femme

Le Petit Chaperon Rouge est un conte d’initiation, qui traite de l’être et du devenir de la femme. Il embrasse le féminin sous ses différentes formes: enfant, mère, grand-mère. La couleur rouge rappelle non seulement le sang menstruel ou le désir sexuel de la jeune fille appelée à devenir une femme, mais aussi les émotions violentes et la possibilité de se détruire. En effet, le parcours vers la maturité n’est pas linéaire et le Petit Chaperon Rouge, pour devenir une femme, doit subir une seconde naissance, ce qui n’est pas automatique et ne se produit pas pour tout le monde (la grand-mère est encore trompée par le loup).

Dans le bois, lieu d’épreuve et de décision personnelle, le Petit Chaperon Rouge rencontre le loup – le séducteur masculin. Le Petit Chaperon Rouge s’amuse avec lui, répond à toutes ses questions, suit son conseil de sortir de la route principale pour cueillir des fleurs pour sa grand-mère. Elle est fascinée par le loup. Elle donne des indications précises sur la maison de sa grand-mère, parce qu’elle veut qu’il la trouve! Pour la première fois, son principe de plaisir prend le pas sur les conseils de sa mère. Le conte de fées ne nous avertit pas de faire attention au loup, mais nous prévient de céder à sa fascination. Parce que le loup – le mal – a du charme: il séduit, il attire. Mais le type de plaisir qu’il offre n’est pas fructueux, il est destructeur. Une vérité fondamentale émerge donc de ce conte de fées: la vie humaine n’aspire pas au Bien, mais à la Jouissance, même lorsque cette jouissance menace la survie de la vie elle-même. Selon Perrault, le Petit Chaperon rouge est dévoré par le loup: elle ne deviendra jamais une femme. La seule morale est celle du loup: soit on mange, soit on est mangé (homo homini lupus).

Dans la version des frères Grimm, le chasseur rachète la figure du «mâle» en montrant qu’il n’existe pas seulement le séducteur-prédateur, mais aussi le protecteur-sauveur. Son action fondamentale n’est pas de tuer le loup, mais de faire revivre Mamie et le Petit Chaperon Rouge. En effet, seul le Petit Chaperon Rouge peut s’émanciper définitivement et échapper à la séduction du mal en remplissant de pierres le ventre du loup et en le rendant ainsi stérile. Mais il est également nécessaire que le mâle s’émancipe de sa version déformée (séductrice-destructrice), afin de se réaliser dans la version protectrice-sauveuse.

Blanche-Neige et les trois «hommes»

Blanche-Neige a également pour thème le voyage d’une femme vers sa maturité. Dans ce conte de fées, c’est la reine-marâtre qui entrave sa croissance, tandis que les figures masculines l’encouragent de diverses manières. Le thème du rouge sang, symbole du désir sexuel, revient, flanqué du blanc de l’innocence et de la pureté. Selon la version des frères Grimm (1819), la marâtre de Blanche-Neige commence à la haïr profondément lorsqu’elle atteint l’âge de sept ans (le chiffre est symbolique et fait référence à certains rites d’initiation) en raison de sa beauté, qui surpasse celle de sa marâtre. Cette vérité lui est révélée par un miroir magique, qui ne peut mentir. Selon Petrosino, le véritable sentiment de la reine est l’envie, qui consiste en la douleur de voir que le bien d’autrui aurait pu être nôtre, mais reste désormais irrémédiablement perdu. C’est donc une vérité dont la tragédie va bien au-delà d’une défaite à un concours de beauté: la marâtre, qui n’a pas eu d’enfant, n’en aura jamais. D’où le désir de tuer Blanche-Neige et de manger ses poumons et son foie, dans une tentative désespérée de s’approprier sa force vitale (traces de cannibalisme rituel).

 

© unicom | D. Wynistorf

Le chasseur, qui sauve Blanche-Neige, et les nains, qui l’emmènent dans leur petite maison dans les bois, sont des figures protectrices qui ne parviennent cependant pas à conduire la princesse vers la plénitude de sa féminité. Les nains incarnent la figure du mâle qui n’a pas atteint son plein développement; ils sont des symboles phalliques (ils travaillent dans les mines, ils sont experts en trous sombres), mais ils considèrent Blanche-Neige comme une mère ou une sœur. Dans la petite maison dans les bois (ici un lieu de protection et non de perdition), Blanche-Neige ne peut jamais être une femme et une épouse. Mais, pendant cette période de latence, le désir de croître et de procréer surgit.

Les objets que la marâtre utilise pour tenter de tuer Blanche-Neige font référence au désir de cette dernière de devenir une femme: les ficelles du corsage et le peigne. La jeune fille, malgré l’avertissement des nains de ne laisser entrer personne dans la maison (symbole de son intériorité), succombe à la troisième tentation de sa marâtre, celle de la pomme empoisonnée. Blanche-Neige, comme le Petit Chaperon Rouge, n’est plus une enfant: le rouge du désir sexuel s’est manifesté pour toutes les deux, et ce désir est toujours à la fois un élément vital et mortel. Blanche-Neige mange la partie rouge (érotique) de la pomme, ce qui représente la fin de son innocence sexuelle. Les nains ne peuvent plus la ramener à la vie, car ils ne sont plus à la hauteur de son statut de femme. Blanche-Neige pourtant n’est pas encore prête à devenir une épouse: les nains la placent alors dans un cercueil de cristal. Selon Bettelheim, cette deuxième période de latence cache une vérité importante:
le fait qu’un individu atteigne la maturité physique n’implique pas nécessairement qu’il soit mentalement et émotionnellement prêt pour l’âge adulte (ici, le mariage). En d’autres termes, il existe toujours un écart irréductible entre le temps naturel et le temps expérientiel.

Ce n’est qu’à un certain moment, aussi insondable qu’inconnaissable, que Blanche-Neige peut atteindre sa pleine maturité de femme et d’épouse, grâce à l’intervention du prince (l’homme-vraiment-homme), le seul qui puisse regarder Blanche-Neige et voir la femme qu’elle est devenue. Et voici une autre vérité essentielle: il ne suffit pas de voir, il faut aussi savoir regarder, car il n’existe aucune évidence manifeste qui ne se rende pas invisible aux yeux qui ne peuvent pas voir. Blanche-Neige peut désormais s’éveiller du sommeil, grâce à un baiser (métaphore de l’éveil de la sexualité féconde, parce que partagée avec un homme-vraiment-homme), tandis qu’un destin de mort attend sa marâtre. Elle recevra des chaussures en fer rouge avec lesquelles elle dansera jusqu’à sa mort. C’est là qu’apparaît la dernière grande vérité de ce conte de fées: même les bons désirs mènent à la perdition s’ils sont poursuivis à tout prix.

Une vérité essentielle

La lecture que fait Petrosino du Petit Chaperon Rouge et de Blanche-Neige met l’accent sur une vérité essentielle de la vie humaine: «venir à la vie» ne garantit pas automatiquement l’accès à la maturité. En nommant le «possible» (la nature faite de bois, de loups, de pommes, etc.), les contes de fées cherchent à témoigner de l’ «innommable» qui réside au fond de toute expérience humaine (rappelez-vous la réflexion d’Agamben au début de l’article). L’une des caractéristiques les plus dramatiques de l’expérience humaine concerne le passage du temps: on peut devenir fertile du point de vue biologique sans avoir appris et réfléchi à sa propre expérience; on peut vieillir sans mûrir. L’interprétation de ces contes par Petrosino est donc une invitation aux hommes et aux femmes de chaque génération à réfléchir sur leur propre expérience, afin d’entreprendre un voyage, jamais épuisé, vers la maturité et la plénitude. Car (et c’est une maxime du philosophe italien) «on vient au monde sans le décider, mais on ne peut pas devenir un authentique être humain sans le décider».

 

Notre experte Marta Fumi est doctorante en littérature italienne à l’Université de Fribourg. Avant d’arriver en Suisse, elle a étudié à l’Université Ca’ Foscari de Venise, à l’Ecole de Bibliothéconomie du Vatican et à l’Université Catholique de Milan, où elle a été une des élèves de Silvano Petrosino. Ses passions sont la littérature, l’art, la philosophie, les paysages naturels et les îles.

marta.fumi@unifr.ch