Dossier

Les livres peuvent-ils être nos amis?

Tisser une relation profonde, dérouler le fil de la vie et de ses lignes, puis en tirer de nouvelles perspectives: la littérature peut être compagne d’aventure, consolatrice et réflexive … comme une véritable amie.

Libri comites: les livres compagnons, écrivait Francesco Petrarca (1304–1374) en s’adressant aux livres qui contenaient les œuvres des anciens. Il les aimait comme des amis en chair et en os, au point d’aller jusqu’à écrire des lettres aux anciens, comme si l’écriture pouvait annuler la distance du temps. Avant lui, Dante Alighieri (1265 – 1321) avait choisi le poète latin Virgile comme guide dans son voyage imaginaire à travers l’enfer et le purgatoire, l’appelant «père», «mon maître et mon auteur», même si Virgile avait vécu treize siècles avant lui. C’est l’Ulysse de l’Enfer de Dante que Primo Levi (1919 – 1987) raconte à son compagnon Pikolo dans le véritable enfer du camp de concentration, trouvant dans les vers du poète médiéval la force de résister et de rappeler, à lui-même et à son ami, leur humanité, que toutes les circonstances extérieures de ce lieu tentent d’annihiler.

Première rencontre

Il existe de nombreux types de livres, mais ceux que je préfère sont les livres qui constituent le patrimoine de notre littérature. La lecture et l’étude de ces œuvres nous permettent de rencontrer un monde différent du nôtre: le monde de chaque auteur, caché et symbolisé par l’objet-livre. C’est une rencontre riche, stimulante, extravagante, parfois bouleversante. Lorsque je lis, j’essaie d’abord de rester en silence afin d’accueillir la voix du livre, de me brancher sur son message, d’entrer dans son monde; mais le dialogue ne s’arrête jamais là. Il se poursuit, il remet en question mon expérience personnelle du monde et mes valeurs. La confrontation avec la voix du livre exerce ma capacité d’écoute et remue toujours quelque chose
en moi. C’est pourquoi, après chaque expérience authentique de lecture profonde, mon expérience de la vie n’est plus ce qu’elle était auparavant. Avez-vous déjà fait un choix important après avoir terminé la lecture d’un livre comme l’Odyssée d’Homère, ou Le désert des Tartares de  Dino Buzzati, ou L’histoire sans fin de Michael Ende? Les livres-amis me rappellent que je peux être meilleure que la personne que je suis aujourd’hui; que la vie est une expérience infiniment plus riche que ce que les médias sociaux voudraient me faire croire; qu’il vaut la peine de cultiver des idéaux et de se battre pour construire un monde plus juste.

Nouer la relation

La construction de ces valeurs n’est pas facile: c’est pourquoi la lecture est parfois un combat. Il peut arriver de se battre avec un livre, tout comme avec un ami. Mais, à la base, il y a toujours une relation de confiance, parfoisaccordée, avant même la rencontre personnelle avec le livre, avec les nombreuses lectrices et lecteurs qui ont témoigné de sa valeur. Quoi d’autre devrait me pousser à lire Madame Bovary de Flaubert plutôt que le livre-interview du youtubeur du moment, que cette confiance que j’accorde aux lecteurs qui m’ont précédée? L’écoute de la voix préservée dans les grands livres de la littérature peut devenir l’occasion d’un dialogue authentique avec nous-mêmes, mais pas tous les livres sont en mesure de le garantir. J’accorde beaucoup de valeur à la littérature et à l’art, parce qu’«ils s’opposent avec la plus grande décision à toute forme de superficialité et d’indifférence» (Silvano Petrosino).

 

© KEYSTONE SDA | «Batman Forever»

Les grands écrivains de tous les temps ont distillé dans leurs pages leur meilleure expérience du monde et nous l’ont transmise comme héritage. Pourquoi les grands auteurs auraient-ils écrit leurs œuvres, si ce n’est pour rendre gloire à ce qu’ils ont vu ou entrevu, même quand ce n’était pas du tout glorieux? L’expérience contenue dans un livre est capable de réécrire pour nous-mêmes le monde que nous voyons par la fenêtre: en bref, elle est capable de donner un sens au monde. En entrant dans ce dialogue avec le livre-ami, ne sommes-nous pas, nous aussi, capables d’entrer dans cette filiation, de contribuer activement à la construction du sens du monde? Je demande aux livres-amis de m’enseigner, au moins de façon infinitésimale, leur capacité à regarder et à interpréter l’expérience humaine. La véritable «réalité augmentée» est celle que nous donnent les livres, car mon expérience de la neige n’est plus la même après avoir lu Les morts de Joyce; la pleine lune me paraît différente après avoir rencontré la nouvelle Clair de Lune écrite par Guy de Maupassant.

Découvrir le monde ensemble

Les livres nous rappellent que nous sommes destinés à une expérience authentique du monde. Ils éclairent notre réalité en nous faisant expérimenter les ténèbres les plus sombres cachées en nous. Lire les grands classiques de la littérature signifie avoir le privilège d’écouter la voix des «meilleurs», pas forcément les meilleurs hommes et femmes, mais certainement les meilleur·es écrivain·es, celles et ceux qui ont su voir quelque chose de profond dans le monde et dans l’expérience humaine et ont décidé de le traduire en mots en les fixant sur du papyrus, du parchemin, du papier ou un écran d’ordinateur, en sculptant des mots avec un langage capable de défier le temps, avec l’ambition de créer des œuvres «plus durables que le bronze» (Horace). Nous lisons les livres que des générations d’êtres humains avant nous ont sauvegardés, et qui nous sont encore remis pour que nous les lisions, alors que très souvent ce sont eux qui, dans l’expérience miraculeuse et créative de la lecture, parviennent à nous lire.

Dans le silence de la lecture se produit le miracle d’une transformation et parfois d’une création: celle qui naît d’une «rencontre nourrie d’émerveillement» (Ezio Raimondi), comme dans l’une des plus belles amitiés. Les grands classiques contiennent des voix qui ne peuvent vivre que si on les fait chanter en nous-mêmes pendant la lecture, alors qu’on fait l’expérience d’une solitude souvent plus riche qu’une de nos nombreuses rencontres banales. Ainsi, le livre-ami ne nous offre pas seulement le cadeau de la compagnie, mais aussi celui d’un regard plus pénétrant, plus compatissant et plus humain: il apaise notre solitude en nous montrant un moi illimité. Ouvrir un livre, c’est ouvrir la porte qui mène à d’innombrables Narnia, pour faire de merveilleux voyages sans frontières, vivre un échange et un partage.

Les amis de nos amis …

Les livres sont des amis que les femmes et les hommes qui nous ont précédé·es nous ont laissés, comme des hologrammes ante litteram, comme s’ils voulaient que nous vivions l’expérience d’une résurrection. Il est vrai qu’il est souvent difficile de comprendre certaines œuvres, surtout les plus anciennes ou les plus hermétiques, mais c’est précisément là que s’insère le travail patient des critiques et des philologues, «amis de nos amis» , qui s’efforcent de nous donner tous les outils nécessaires pour que nous aussi, aujourd’hui, puissions approcher et comprendre une œuvre comme l’Epopée de Gilgameš, le Faust de Goethe, ou l’Elegia di Pico Farnese de Montale. Parce que la lecture (comme une relation d’amitié) suppose une éthique: je ne dois pas superposer ma voix à celle de l’auteur, je ne dois pas lui faire dire ce qu’il ne dit pas, mais je dois, avant tout, écouter sa voix authentique. Eux aussi, les savants, constituent une communauté en dialogue qui, avec celle des auteur·es (il n’y a pas de littérature sans ce dialogue continu), se réunit dans des essais et des volumes, des salons et des jardins (espaces imaginaires ou réels), rassemblés, même en franchissant les limites du temps, comme dans l’Ecole d’Athènes de Raphaël.

Les livres constituent une communauté qui nous invite chaque jour, silencieusement mais avec une grande force d’attraction, à en faire partie. Ce qu’elle offre, c’est l’expérience d’un renouveau du monde, d’un enrichissement intérieur, la rencontre avec des voix fiables qui ébranlent parfois profondément nos valeurs et nos convictions, nous indiquant sans crainte notre obscurité la plus profonde et les lumières les plus intenses dont nous sommes capables, même si nous n’y croyons pas: tout cela pour nous rendre meilleurs. N’est-ce pas, après tout, ce que nous demandons à nos relations d’amitié les plus authentiques?

 

Marta Fumi est doctorante en littérature italienne à l’Université de Fribourg, avec un projet de recherche sur le théâtre de la Renaissance. Elle a étudié à l’Université Catholique de Milan et à l’Université Ca’ Foscari de Venise. Elle a approfondi son amour des livres, anciens et modernes, à l’Ecole de Bibliothéconomie du Vatican (Cité du Vatican).

marta.fumi@unifr.ch