Dossier

Pourquoi muscler le cerveau?

Mémorisation, méditation, sudokus sont censés nous aider à récupérer après un accident, à prévenir les effets de l’âge ou encore à augmenter nos performances cognitives. Pas si vite, disent nos expert·e·s

On parle souvent de se muscler le cerveau. Mais ce n’est même pas un muscle…

Valérie Camos: J’avoue: c’est moi qui ai proposé cette formulation… Je voulais lancer un débat un peu provocant sur cette question – et démolir ce concept de musculation du cerveau, car je n’y crois pas du tout! Mais je suis très curieuse d’entendre si mes collègues seront d’accord…

Lavinia Alberi: Les gens perçoivent souvent le cerveau comme une boîte noire mystérieuse qui nous échappe complètement. Au contraire, le voir comme un organe sur lequel on peut agir me paraît positif.

Lucas Spierer: Oui et non. Certes, cette métaphore intuitive parle à tout le monde: on connaît des gens plus ou moins forts, on sait qu’on peut se muscler, on en perçoit l’avantage. Une situation similaire se manifeste avec nos capacités mentales. Mais cette comparaison induit en erreur, car si exercer un mouvement a un effet assez fort sur le corps, exercer des tâches mentales ne fonctionne pas toujours.

Valérie Camos: Il faut d’ailleurs se poser la question: pourquoi voudrions-nous muscler notre cerveau? Pourquoi nous vend-on l’idée de devenir quelqu’un d’autre?

Lucas Spierer: Attends, il faut distinguer entre le projet d’augmenter la performance de gens en bonne santé et celui de permettre la réhabilitation chez des patient·e·s ayant perdu des capacités mentales après un AVC (accident vasculaire cérébral, ndlr), une maladie ou un accident. Il est entièrement justifié de tout faire pour améliorer leurs capacités, et cela peut marcher. Il existe un lien entre les deux, dans la manière dont nous travaillons: nous faisons l’hypothèse que les mécanismes en cause sont similaires. On entraîne ainsi des participant·e·s sains pour voir ce qui fonctionne et appliquer ces stratégies chez des gens ayant certaines déficiences. Pour rester dans l’analogie avec la musculation, on peut distinguer le cas du bodybuilder de celui du ou de la convalescent·e qui se remuscle le corps après un accident.

Valérie Camos: Même si les tâches qu’on fait exécuter s’avèrent similaires, les deux choses restent différentes. Car après un AVC le cerveau n’est plus intact – une partie est morte.

Lavinia Alberi: Il ne faut pas oublier la baisse de nos capacités cognitives qui survient souvent dans le grand âge. Elle peut conduire à des handicaps importants, jusqu’à la sénilité et un état de dépendance. Il s’agit d’un immense problème de société sur lequel nous devons absolument travailler.

 Peut-on vraiment prévenir le déclin de notre cerveau?

Lavinia Alberi: De nombreuses études scientifiques nous donnent cet espoir. Il s’agit notamment de réduire les risques en augmentant notre réserve cognitive, c’est-à-dire notre capacité à résister au déclin de nos facultés mentales. Cela passe par une augmentation de la plasticité de notre cerveau lorsqu’on est encore adulte. Les études indiquent qu’un mode de vie sain est très important: bien manger, éviter de consommer trop de sucre et réduire les risques de diabète, avoir des activités mentales régulières, un bon sommeil et une vie sociale enrichissante. Avec la pandémie, les contacts ont souffert et, avec eux, la stimulation qu’ils apportent. C’est un problème peu discuté. On a des coachs de fitness, mais pas de cerveau. Ce serait important.

 Mener une vie saine n’est pas donné à tout le monde…

Lavinia Alberi: Il existe malheureusement une inégalité par rapport à la vieillesse. Certains métiers éprouvants, qui exigent des gestes très répétitifs, réduisent la résilience cognitive. De plus, ils sont corrélés avec un moins bon sommeil et une plus grande prévalence de dépressions, qui augmentent encore les risques de déclin cognitif. Cela crée des inégalités entre les différents milieux sociaux. D’où l’importance, également sur le plan sanitaire, du droit à une bonne éducation pour toutes et tous.

Valérie Camos: Certains modes de vie permettent d’avoir naturellement des activités mentales protectrices, sans devoir planifier des exercices spécifiques. Cela me rappelle les problèmes liés à notre mode de vie sédentaire: d’un côté, nos voitures et nos ascenseurs nous facilitent la vie, de l’autre, ils engendrent un manque d’activité physique nuisible. On finit par prendre un abonnement au fitness pour y monter en escalier roulant…

 Quelles capacités mentales peut-on exercer? Et comment?

Lucas Spierer: En principe, tout ce que fait le cerveau: mémoire, calcul mental, perception de sons ou d’odeurs, ainsi que des tâches plus abstraites, telles que le langage ou la planification. Il suffit de solliciter ces fonctions de manière répétée et avec des tâches qui demandent un effort. Ce n’est rien d’autre que ça, un entraînement.

Valérie Camos: Mais c’est quelque chose que l’on fait tout le temps de manière naturelle, simplement en vivant.

Lucas Spierer: Je ne suis pas entièrement d’accord. Ce n’est pas simplement en vivant qu’on devient bodybuilder. C’est la répétition d’un effort qui amène des modifications.

 Valérie Camos, vous êtes spécialiste de la mémoire de travail. Quelle est son importance?

Valérie Camos: La mémoire de travail joue un rôle central dans nos capacités cognitives. Elle regroupe à la fois la mémorisation temporaire et à court terme des informations et leur traitement plus ou moins inconscient. Elle participe ainsi à pratiquement toutes nos activités mentales. L’idée a émergé dans les années 1970 que l’entraîner pourrait améliorer en cascade tout le système: conceptualiser, parler ou même regarder une série TV. Mais en fait, cela ne marche pas.

Lucas Spierer: Je partage ce constat.

Valérie Camos: Vraiment? Je pensais que tu y croyais encore!

Lucas Spierer: Des centaines d’études arrivent à la conclusion qu’un tel transfert des capacités cognitives – entraîner la mémoire pour améliorer d’autres fonctions qui en dépendent – ne marche pas.

 

© Nadja Baltensweiler

Où se situe le problème?

Lucas Spierer: Un entraînement sera efficace pour la tâche précise que vous répétez, et uniquement elle: si vous travaillez votre mémoire à l’aide du jeu Memory, vous serez meilleur à ce jeu, mais ne retrouverez pas vos souvenirs d’enfance plus facilement. C’est ainsi dans l’immense majorité des cas, même pour des activités qui paraissent très proches de celle qui est entraînée. Ce transfert des capacités cognitives représentait une forme de Graal dans le domaine. Mais toutes les recherches – dont les miennes – indiquent que c’est une illusion, sauf dans certains types de tâches très spécifiques. Et plus la qualité des études augmente, plus petits sont les effets de transfert observés. Cela fait quinze ans que je travaille à entraîner les capacités cognitives des personnes et j’avoue être maintenant assez désillusionné! Mais attention, les entraînements pour retrouver des capacités perdues fonctionnent, eux, assez bien. C’est donc pour la réhabilitation qu’ils sont intéressants.

En sport, on peut aussi se doper…

Lucas Spierer: Il est possible d’améliorer ponctuellement les fonctions cognitives avec des interventions pharmacologiques. Un café peut aider à se concentrer un peu plus longtemps, surtout si on est fatigué. Mais la consommation régulière de café génère un nouvel équilibre biochimique, qui nous ramène à la performance de départ.

Que disent vos recherches?

Lucas Spierer: Mon équipe travaille sur des substances susceptibles de soutenir la plasticité du cerveau afin d’augmenter les capacités d’apprentissage. Elles modifient la chimie du cerveau en changeant les équilibres de transmission des signaux neuronaux ou l’excitabilité des neurones. L’objectif serait de relâcher ainsi un peu les freins à la plasticité qui existent dans le cerveau. Ils lui sont nécessaires pour éviter qu’il apprenne trop et finisse par diverger dans son organisation, sans pouvoir fonctionner encore correctement.

La méditation est-elle utile? Il s’agit là plus de détendre le cerveau que de le muscler…

Lucas Spierer: Attention, on imagine facilement que le cerveau ne travaille pas durant la méditation, mais c’est l’inverse. Il s’agit en fait d’un contrôle extrême de ce qu’il fait, une forme d’hyper-concentration sur un objectif unique: inhiber ce qui est susceptible de nous distraire. On travaille en fait énormément lorsqu’on médite. Et dans ce sens, il s’agit d’un entraînement mental similaire aux autres. Il peut être bénéfique.

Lavinia Alberi: Je rapproche la mindfulness, cet état de pleine conscience, avec ce qu’on appelle le flow: des périodes durant lesquelles on se sent extrêmement proche de l’activité que l’on fait sans être dérangé par la moindre distraction. C’est rare de le vivre au quotidien, qui aujourd’hui se voit constamment interrompu par nos outils numériques.

Des athlètes du cerveau mémorisent 20’000 décimales de pi ou calculent de tête la racine treizième d’un nombre à cent chiffres. Que peut-on en apprendre?

Lucas Spierer: Certains d'entre eux possèdent sûrement un câblage neuronal particulier, qui leur prodigue cette capacité exceptionnelle. C’est parfois lié à certaines pathologies. Mais je pense que la plupart des personnes ayant ce genre de talent ont, en fait, trouvé une activité qu’ils aiment bien. Ils y prennent grand plaisir et la font toute la journée – d’une manière qu’on pourrait qualifier d’un peu obsessionnelle. On a l’impression qu’il s’agit d’un talent inné – on parle volontiers de génies – alors qu’il s’agit souvent d’une forme extrême d’entraînement et de répétitions.

Valérie Camos: J’ai travaillé sur le cas des calculateurs prodiges
et il s’agissait, en effet, souvent de gens qui pratiquent une forme d’hyper-entraînement. Cela peut être lié à des profils autistiques: étant peu à l’aise dans d’autres formes d’activité ou d’interaction, la personne finit par se focaliser sur une tâche unique et précise. L’un des cas les plus connus était un enfant ayant des traits autistiques qui donnait à manger aux poules. Un jour, il s’est posé la question du nombre de graines qu’il leur jetait. A force de se concentrer dessus, il est devenu calculateur prodige. Cela montre qu’on peut entraîner et perfectionner toutes sortes de facultés, pour autant qu’on y consacre le temps et l’énergie nécessaires.

Mais certaines personnes développent un talent exceptionnel soudainement après un accident, sans entraînement.

Lucas Spierer: Il y a des cas d’artistes qui changent totalement de style. Cela indique que l’équilibre entre différentes régions du cerveau peut se voir bouleversé et induire des changements de comportement, notamment si c’est une zone responsable de cet équilibre qui est touchée.

Et le mythe qui veut que l’on n’utiliserait que 15% de son cerveau?

Valérie Camos: C’est n’importe quoi. On utilise tout le temps notre cerveau en entier. Il suffit de voir les gens qui, après un accident, ont perdu la fonctionnalité d’une toute petite partie de leur cerveau. Mais je voudrais revenir sur cet objectif, avoué ou non, d’augmenter les capacités cognitives chez le gens bien portants. Il nous amène à la question des surhommes et à la volonté de devenir plus que ce que nous sommes. Je travaille avec beaucoup de parents d’enfants en difficultés, notamment scolaires, et qui finissent par acheter des programmes d’entraînement cognitif sensés résoudre ces problèmes. Je veux le dire très clairement: non, cela ne marche pas. Ne vous laissez pas voler votre argent pour ça.

Lucas Spierer: En effet. Une bonne prise en charge logopédique sera bien plus utile…

Je fais des puzzles Kenken, une variante du Sudoku, avec ma fille de 10 ans qui n’est pas grande fan des maths. Je perds mon temps?

Lucas Spierer: Non, si vous avez ainsi créé un lien avec elle, dans lequel les maths sont abordées de manière intéressante et ludique, allez-y!

Valérie Camos: Vous auriez pu inventer le jeu tout seul avec un papier et un crayon… Plus que le jeu lui-même, l’important
est le fait de jouer ensemble, de créer une image plus positive de la tâche qui agira comme motivation. Le cerveau, c’est l’inverse des piles: plus on s’en sert, mieux il marche.

L’exercice physique fait grossir les fibres musculaires. Que se passe-t-il dans notre cerveau quand on l’entraîne?

Lucas Spierer: Cela dépend de ce qu’on entraîne et comment. On peut observer une augmentation du diamètre des fibres nerveuses ou du nombre de synapses, des neurones qui répondent de manière plus spécifique, etc.

Valérie Camos: Mais à l’heure actuelle, nos connaissances restent très, très lacunaires. La neuroscience nous vend un peu du rêve, lorsqu’elle met en rapport les niveaux comportementaux et physiologiques. Il est plus facile d’aller sur Mars que de comprendre notre cerveau.

Lavinia Alberi: Le problème est qu’il s’agit d’un organe très difficilement accessible aux investigations scientifiques.

Lucas Spierer: Nos recherches sur le cerveau avec la neuro-
imagerie sont comme l’observation d’une ville la nuit depuis un satellite. On perçoit des lumières, on peut identifier des bâtiments ou détecter un embouteillage, mais sans voir les plus petits détails. Pour tenter de comprendre comment la ville s’organise, on ne peut pas faire beaucoup mieux que de lâcher une bombe et regarder ce qui se passe. C’est ainsi qu’on peut établir des relations de causalité.

Pour finir: un conseil pour muscler le cerveau – pardon, pour entretenir nos capacités cognitives?

Lucas Spierer: Des exercices physiques.

Lavinia Alberi: Bien dormir.

Valérie Camos: Une alimentation saine.

 

Notre experte Lavinia Alberi est chercheuse en neurosciences auprès de la Faculté des sciences et de médecine. Elle s’intéresse en particulier à la maladie d’Alzheimer.

lavinia.alberi@unifr.

 

 

 

Notre experte Valérie Camos est professeure de psychologie et développement cognitif, ainsi que spécialiste de la mémoire de travail.

valerie.camos@unifr.ch

 

 

 

 

Notre expert Lucas Spierer dirige le aboratoire des sciences de la neuro-réhabilitation, qui se situe entre la Section de médecine de l'Unifr et l'hôpital de Fribourg.

lucas.spierer@unifr.ch