Dossier

Tous narcissiques?

A l’ère des réseaux sociaux et du focus sur l’individu, la question revient souvent: sommes-nous toutes et tous narcissiques? Le point avec le généticien Bruno Lemaitre, auteur d’un livre sur le sujet, et avec le philosophe Patrik Engisch, qui a fait du sujet un point fort de sa recherche à l’Université de Fribourg

La notion de narcissisme est un peu utilisée à toutes les sauces; comment la définiriez-vous?

Bruno Lemaitre: En effet, plusieurs définitions circulent. Voici celle que je trouve la plus pertinente: sont narcissiques des individus qui aiment se mettre en avant et être des leaders. Ils se rendent visibles et sont souvent extravertis. Parfois, ils prennent des risques pour réussir et obtenir un gain en reconnaissance. Il y a aussi la notion de surdimensionnement: ils exagèrent, parfois inconsciemment. Ils ont également le sentiment d’être spéciaux, de ne pas avoir à suivre les règles. J’appelle cela l’«entitrement», une traduction personnelle du terme anglais entitled. Je citerais aussi une forte estime de soi et un attachement au statut, qui entraînent une vulnérabilité face à la critique. Ces personnes recherchent des situations où elles seront admirées. La séduction et l’aisance dans les relations à court terme sont aussi des indicateurs de narcissisme. Un autre point clé: une sensibilité accrue au regard des autres. A noter qu’il y a deux formes de narcissisme, la forme grandiose et la forme vulnérable. Le narcissique grandiose a besoin de l’admiration des autres, au point parfois d’y être accro; là, on peut entrer dans la pathologie. Tandis que le narcissique vulnérable est, lui, en recherche d’acceptation par les autres. Il se montre donc très sensible aux critiques.

Le narcissisme est-il de l’ordre de la pathologie?

Bruno Lemaitre: Non, pas forcément. En France, par exemple, la notion de pervers narcissique est très à la mode. On lit régulièrement, dans les médias, les témoignages de femmes tombées amoureuses d’un homme charmant, qui se sentent ensuite manipulées, désossées, exploitées et terminent cette relation humaine épuisées, en ayant perdu confiance dans la relation humaine. Cette notion de manipulation est, aujourd’hui, souvent associée au narcissisme. Mais, en psychologie des personnalités, le narcissisme est envisagé comme un trait graduel, continu, qui comporte des aspects aussi bien positifs que négatifs. Il n’est pas exclu que certains experts du narcissisme soient d’ailleurs eux-mêmes narcissiques! Certains spécialistes vont parler d’un ego sain, mettant en avant la prise de risque, le courage, ainsi que le rôle indéniable du narcissisme dans le leadership. De plus, le fait que le narcissique prend parfois la posture de la victime – affirmant qu’il n’est pas aimé, externalisant ses échecs et se montrant incapable de recevoir la critique – est un élément qui brouille les cartes.

Et vous, Patrik Engisch, comment définiriez-vous le narcissisme?

Patrik Engisch: Il est important de relever le fait que le philosophe travaille différemment du psychologue, a fortiori du biologiste. Un psychologue proposera une analyse fonctionnaliste en se penchant sur la situation sociale (ou input), puis sur le comportement de la personne (output); il classifiera ensuite comme narcissiques les personnes qui ont certains types d’outputs, le narcissisme étant la boîte noire responsable de la transition entre l’input et l’output. Reste un gros problème: les inputs et les outputs sont très variés et comportent des éléments relativement indistincts. Le narcissisme est un spectre et certains outputs peuvent correspondre à d’autres symptômes. Le philosophe, lui, va ouvrir la boîte noire, regarder ce qu’il y a dedans et proposer un travail conceptuel.

Quels sont les éléments que vous prenez en compte dans ce travail conceptuel?

Patrik Engisch: Que le narcissisme représente une certaine forme de conscience de soi, qui se rapproche de l’estime de soi – sous un angle positif, donc – mais exagérée et forcée, me paraît un élément extrêmement important. ll s’agit d’une estime de soi biaisée par le fait qu’on doit se sentir constamment évalué de façon positive. Il y a, certes, plusieurs autres conditions à remplir pour qu’on puisse parler de narcissisme, mais celle-ci est centrale au niveau philosophique.

Est-ce que la conscience de soi est présente chez tous les individus?

Patrik Engisch: Oui, mais elle vient par degrés et prend énormément de formes différentes. Au niveau le plus basique, nous avons une conscience non-réflexive de nos états mentaux: je suis conscient de mon désir de boire quelque chose ou de mon expérience visuelle de la salle dans laquelle nous nous trouvons, etc. Cette conscience peut ensuite devenir réflexive: je peux porter mon attention sur ces états mentaux et réfléchir à leur sujet. Ce sont ici deux types de conscience de soi à la première personne, où nous sommes conscients de nous-mêmes sous notre propre perspective. Mais il existe également un autre type de conscience de soi, à la troisième personne, où l’on se représente soi-même selon la perspective que porte sur nous une tierce personne, comme dans le cas de la honte, où je me représente sous le regard d’un autre qui me juge. Certaines formes de conscience de soi à la troisième personne sont nécessaires et jouent un rôle positif. D’autres sont pernicieuses et le narcissisme en est une: la personne narcissique se représente à la troisième personne selon une perspective essentiellement évaluative, et ce de manière constante. Elle est ainsi poussée à des comportements qui se conforment à cette perspective évaluative. La personne narcissique subit la pensée évaluative de l’autre et s’auto-aliène, en quelque sorte. Il s’agit, par ailleurs, d’une perception ni réflexive, ni rationnelle.

Bruno Lemaitre: J’ajouterais l’aspect de «délusion», dans le sens où le narcissique n’est pas toujours conscient de ce qu’il fait. Il se trompe sur lui-même, peut avoir l’impression qu’il est très simple alors qu’il est arrogant, etc. Ainsi, certains chercheurs qui affirment ne s’intéresser qu’à la science alors que toute leur vie est stratégiquement construite de façon à grimper dans l’échelle sociale et à chercher le pouvoir.

Est-ce que le caractère narcissique a forcément besoin des autres pour se développer?

Bruno Lemaitre: Sous ces deux formes, grandiose et vulnérable, oui. Mais on parle moins de la forme vulnérable du narcissisme. Les vulnérables luttent en permanence pour se sentir acceptés par les autres. D’autre part, il est intéressant de constater que l’une et l’autre forme du narcissisme peuvent affecter le bon fonctionnement d’un groupe. D’une part les grandioses, plutôt égoïstes, vont tirer des avantages sans réciproquer. Ils déclenchent une spirale de comportements égoïstes qui se propagent: puisqu’ils ne nettoient jamais la table, les autres finissent par ne pas la nettoyer non plus, etc. Et puis il y a ceux, plutôt vulnérables et susceptibles, qui exagèrent et créent de l’agitation ou des problèmes là où il n’y en a pas. Dans une interaction courte, les narcissiques fascinent et sont plus appréciés que la moyenne. Dans une interaction longue, ils sont mal perçus, car on se rend compte qu’ils exploitent les autres. On l’observe souvent dans le cadre de travaux de groupe d’étudiants, lorsque l’un des participants, plus individualiste, travaille moins, exploite les autres, tout en étant capable d’impressionner les professeurs à la fin par son talent oratoire.

Et vous, Patrik Engisch, estimez-vous que le narcissisme se nourrit de la vie en société?

Patrik Engisch: Je vais donner une réponse simple et une réponse compliquée (rires). La réponse simple, c’est que l’estime de soi ou le narcissisme sont, pour une grande part, des lubrifiants sociaux, un moyen d’interagir avec les autres. En l’absence des autres, pas besoin de lubrifiant social, donc pas de narcissisme. La réponse compliquée montre que les évaluations que nous pratiquons (vérité, moralité, etc.) impliquent des accords subjectifs. Si je vis sur une île déserte, que je parviens à grimper tout en haut d’un arbre pour cueillir une noix de coco et que je me dis «bien joué!», ce commentaire se fera à la lumière de ce qu’aurait dit quelqu’un d’autre s’il avait assisté à l’exploit. Donc il y aura accord subjectif. La réponse compliquée est donc non, car si je fais une quelconque évaluation positive, il y aura de toutes façons, de manière sous-jacente, la perspective d’un autre. Et ceci, c’est déjà le germe de l’estime de soi et de sa version tronquée, le narcissisme.

Bruno Lemaitre, existe t-il des gènes qui nous rendent narcissiques?

Bruno Lemaitre: L’homme est influencé par sa biologie. Si les personnalités sont bien le fruit d’une interaction gène-environnement, compliquée à démêler, les études montrent cependant qu’elles sont déterminées par la génétique dans un ratio de 30 à 60%. J’ai des collègues américains qui pensent que la génétique joue un rôle déterminant dans le cas des grands narcissiques. Il existe aussi un lien entre narcissisme et certains troubles de la petite enfance. Le narcissisme se développerait, par exemple, chez des enfant abandonnés ou maltraités, chez ceux qui sont utilisés pour assouvir les ambitions de leurs parents ou en encore chez les enfants rois. Cela dit, on ne peut se fier au récit des narcissiques sur leur enfance, car ils sont facilement susceptibles de s’inventer des enfance malheureuses… En interrogeant le reste de la famille, on s’aperçoit qu’ils exercent souvent une restructuration de leur propre passé. Un troisième facteur influençant le narcissisme est la contrainte sociétale, qui se montre plus ou moins tolérante aux comportements narcissiques.

 

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A l’ère des réseaux sociaux et du focus sur l’individu, la question revient souvent: sommes-nous tous narcissiques?

Bruno Lemaitre: Depuis 30 à 40 ans déjà, des chercheurs et des intellectuels américains suggèrent une montée du trait narcissique comme clé d’analyse de la montée de l’individualisme. Cette hypothèse a été quantifiée par certaines études, mais demeure controversée. L’idée est la suivante: on serait devenu plus narcissique au niveau de la personnalité, peut-être en raison d’un changement d’éducation parentale, qui mènerait à un culte du soi, à un sentiment d’être spécial, à une instabilité dans les couples, au goût de la richesse et à une plus grande difficulté à vivre ensemble. Le livre The Narcissism Epidemic (2009), rédigé par les deux psychologues Jean Twenge et Keith Campbell, explique que la société a pris une direction un peu inattendue: culte des célébrités, exhibition du corps, pornographie, perte d’empathie, compétitivité… On veut tous être des leaders, être visibles, avoir un impact, etc. Bref, autant de traits que j’identifie comme des symptômes du narcissisme, mais dont les soubassements restent à explorer.

Mais cela veut-il pour autant dire que notre société est de plus en plus narcissique?

Bruno Lemaitre: Ce ne sont que des symptômes, il est donc difficile de répondre à cette question. L’important est de se demander pourquoi nous sommes devenus plus individualistes. Est-ce dû aux réseaux sociaux? A des changements dans la façon d’élever les enfants (les fameux enfants rois)? A des évolutions culturelles qui rendent la société plus tolérante envers les comportements narcissiques? Ce qui est certain, c’est qu’avant, il y avait davantage de rites synchronisateurs, notamment au niveau de la famille et du groupe, au travers de la religion par exemple. Maintenant, on est plus dans l’ère des relations courtes, les familles sont fragilisées, les amitiés plus opportunistes et transitoires.

Une société dans laquelle prédominent les interactions courtes serait donc la porte ouverte à une forme de narcissisme…

Bruno Lemaitre: Disons que la personne narcissique est dotée d’un avantage dans un contexte d’interactions courtes, où la séduction est importante, par exemple pour attirer un·e futur·e partenaire dans un café ou impressionner ses interlocuteurs lors d’un entretien. Par contre, elle se révèle souvent décevante sur le long terme.

Pour revenir à la question des réseaux sociaux et de l’éventualité d’une société plus narcissique…

Patrik Engisch: Ce qui est sûr, c’est que le narcissisme n’est pas un bouton «on/off». Tous les psychologues s’accordent à dire que le narcissisme est un spectre graduel. Il est tout à fait possible qu’il y ait une montée du narcissisme, mais cela ne veut pas dire que plus de personnes ont appuyé sur le bouton «on». Cela peut être une montée plus fine, moins radicale. Un autre point important, concernant spécifiquement les réseaux sociaux: ces derniers mettent une grande pression psychologique sur leurs utilisateurs, afin qu’ils présentent une image qui corresponde à celle attendue par la société. En s’y conformant, la personne obtient une récompense immédiate. Il me paraît essentiel de rappeler qu’il s’agit d’éléments isomorphes avec le narcissisme. Le personnage narcissique est quelqu’un qui crée une fausse image de lui-même; en la vendant, il obtient un certain nombre de récompenses. Il faut donc faire preuve de prudence dans l’analyse: on est face à deux comportements qui se ressemblent, mais est-ce que cela veut pour autant dire qu’ils relèvent tous deux du narcissisme?

A votre avis, est-ce le cas?

Patrik Engisch: J’aurais tendance à dire oui. Mais je n’exagérerais pas non plus cette marque, car les gens font assez bien la différence entre la vie sur et à l’extérieur des réseaux sociaux. Il me semble qu’ils se gênent davantage de vous raconter les exploits de leurs enfants à table au restaurant que sur Facebook avec une photo. Il y a un certain nombre d’études intéressantes, en cours aux Etats-Unis, sur le rôle que jouent les réseaux sociaux dans la médiation des relations sociales entre les jeunes. Elles tendent à montrer que l’utilisation accrue de cette forme de communication tient de l’habitude et du confort, plutôt que d’une forme de narcissisme.

Comment a évolué la perception du narcissisme dans la société?

Patrik Engisch: Je me souviens de l’émergence des réseaux sociaux, lorsqu’on était gêné de dire qu’on était sur Facebook. Il ne fallait pas mettre trop de photos, etc. Maintenant, cela s’est complètement standardisé. J’ai dit précédemment qu’il fallait faire attention à ne pas affirmer trop vite que les personnes qui ont une utilisation massive des réseaux sociaux sont des narcissiques. Mais il est clair que certains comportements proches du narcissisme se sont standardisés. Dans la foulée, on peut imaginer que certains comportements narcissiques sont davantage acceptés.

Bruno Lemaitre: Il y a une plus grande tolérance aux comportements «personnels» affichés. Et c’est peut-être ce qui permet une expression plus forte de la personnalité narcissique. D’autant qu’à distance, un narcissique est très séduisant. Les journaux parlent, voire valorisent d’ailleurs essentiellement ces gens, qui créent une fascination. Je ne sais pas trop comment les médias pourraient vivre sans les narcissiques! Prenez Elon Musk: certes, je ne sais pas s’il est narcissique, mais il a, en tous cas, un gros ego. Il est partout! A l’inverse, le patron de Toyota, personne n’en parle, alors qu’il pilote une des plus grosses entreprises automobiles au monde, qui a construit des voitures hybrides bien avant les autres. Les narcissiques font rêver, excitent les foules, mais il n’est pas exclu que la société suivrait son bonhomme de chemin sans eux!

Patrik Engisch: De manière plus générale, j’ai l’impression que l’un des traits caractéristiques de ce que d’aucuns appellent notre société hyper capitaliste est qu’il est très difficile pour les gens d’obtenir de la valorisation et de capitaliser sur celle-ci à long terme. Citons l’insécurité du travail: est-ce que je vais conserver mon poste? Le travail n’est plus un biais pour se valoriser, engranger de l’estime de soi. C’est le cas non seulement pour les travailleurs, mais aussi pour les patrons. La figure du boss à l’ancienne, valorisé car il prend soin de ses collaborateurs, n’existe plus. L’économie n’est plus adaptée à ce genre de personnes, qui ont besoin de trouver d’autres sources de valorisation. A mon avis, ce phénomène a un lien de cause à effet avec la montée du narcissisme, qu’il soit grandiose ou vulnérable.

Dans l’imaginaire collectif, on considère le narcissisme comme un défaut; comporte-t-il aussi des facettes positives?

Patrik Engisch: Il faut faire une distinction. En tant que telle, l’estime de soi est plutôt considérée comme positive. Et à l’inverse, ne pas en avoir est négatif. Etant donné que les comportements narcissiques peuvent servir à augmenter son estime de soi, on pourrait leur accorder un «bon point». De même, le narcissisme dope la créativité de certains individus; les exemples sont nombreux dans l’art ou les sciences. Mais cela ne veut pas dire que le narcissisme est positif. Personnellement, j’ai un regard fortement négatif sur le narcissisme. C’est un vice épistémique: il en résulte une mauvaise connaissance de soi. Le Narcisse se construit un deuxième moi. Cela le rend très défensif, car il cherche à éviter à tout prix que ce faux moi soit découvert. Par ailleurs, la personne narcissique aura tendance à falsifier ses résultats, à s’arranger avec la vérité, etc. Autant de comportements problématiques. Sans compter le fait qu’elle utilise les autres.

Bruno Lemaitre: J’avoue que j’étais assez étonné, en rentrant dans le milieu universitaire, de découvrir que beaucoup de grands scientifiques ont un côté assez égocentrique, voire narcissique. J’ai donc tendance à penser que le narcissisme peut jouer un rôle positif dans la créativité. Pourquoi? Parce que, dépendant du regard des autres, les individus concernés sont plus motivés à réussir. Ils ont une sorte de force, parfois teintée d’égoïsme, qui leur permet d’éliminer les obstacles. Il y a aussi le besoin de se différencier et une très forte motivation, disons une passion, pour la réussite. Mais il est difficile de savoir si les narcissiques sont réellement plus brillants que les autres ou si leur besoin de reconnaissance les rend simplement plus visibles, entraînant qu’on parle davantage d’eux. Dans ce second cas, le monde pourrait très bien s’en passer!

Y a-t-il une solution pour sortir du narcissisme?

Patrik Engisch: La solution paraît simple: les narcissiques semblant s’attribuer indûment beaucoup de valeur, il suffirait de leur montrer d’autres sources de valeur pour leur permettre de corriger leur auto-appréciation. Mais c’est justement ce qui est préoccupant à leur sujet: ils sont tellement repliés sur eux-mêmes qu’il y a tout un pan des valeurs du monde auquel ils n’ont pas du tout accès. Ils sont comme dans une bulle qui leur est difficile à percer.

 

 

Notre expert Bruno Lemaître est professeur de génétique à l’EPFL. Il a publié les ouvrages An essay on science and nar­cissism en 2016 et Les dimensions de l’ego en 2019.

bruno.lemaitre@epfl.ch

 

 

 

Notre expert Patrik Engisch est chargé de cours au Département de philosophie de L’Université de Fribourg.

patrik.engisch@unifr.ch