Interview

«Pour préserver la qualité de notre eau, il faut la boire!»

Croissance démographique, changement climatique, pesticides: notre planète a mal à son eau, dont l’exploitation va jusqu’à provoquer des guerres. La Suisse n’échappe ni aux incertitudes, ni aux tensions. Le point avec les experts Bernard Dafflon et Luc Braillard.

Les avis divergent: l’eau est-elle un bien privé ou un bien commun?

Bernard Dafflon: Parce qu'elle est indispensable, fondamentalement un bien commun. Mais cela ne veut pas dire qu’elle est gratuite: de la source au robinet, des installations coûteuses doivent être mises en place. On évolue donc d’un bien collectif vers un bien marchand. Et c’est là que se situe le dilemme «public-privé». En février 2019, par exemple, les Zurichois ont dû voter sur la question d’une privatisation partielle de la distribution d’eau potable. Ils l’ont refusée.

Luc Braillard: A Fribourg, les sources, résurgences et captages de plus de 200 litres/minute sont considérés comme un bien public. Par contre, la distribution d’eau potable est financée par des taxes et redevances d’utilisation. Néanmoins les services industriels peuvent être des sociétés anonymes – mais alors exclusivement en mains publiques.

Bernard Dafflon: C’est paradoxal; l’eau est publique, toutefois le pouvoir politique doit décider le financement de la distribution de l’eau potable, tandis que le support juridique peut être une société anonyme.

Ce paradoxe-t-il est problématique?

Bernard Dafflon: Oui. Quel est l’intérêt d’une privatisation? Les autorités vous diront: cela permet d’éviter toutes sortes de discussions chronophages sur la gestion de l’eau au niveau d’un parlement local. Mais si vous privatisez, vous faites entrer des actionnaires sur la scène. Et pour quel bénéfice investir dans l’eau potable? Sauf par astuces comptables, un bénéfice direct est impossible selon la règle de la couverture des coûts. C’est donc que l’actionnaire entrevoit un bénéfice indirect, par exemple dans le cas d’une entreprise de génie civil qui, par la suite, pourrait prendre en charge l’aménagement des infrastructures.

Luc Braillard: En 2016, les Services industriels de la Ville de Fribourg se sont transformés en SA; mais dans la loi, on les empêche de faire un bénéfice. Donc on introduit une logique de marché tout en interdisant de faire du profit. Je pense que cela peut mener à des dérives. On risque de raboter sur les infrastructures – donc sur le réseau – et sur les zones de protection pour avoir un gain immédiat. Idem pour le réseau ferroviaire ou électrique: si vous le privatisez, c’est la catastrophe!

Bernard Dafflon: Quelques exemples célèbres confirment ce triste résultat. En 1989, en Angleterre, l’eau potable a été privatisée. Pour distribuer des bénéfices, les infrastructures ont été négligées. Quelques années plus tard, l’incendie d’un grand magasin n’a pas pu être rapidement éteint, car les infrastructures n’avaient pas été entretenues et n’ont pas résisté… avec comme dégâts collatéraux l’inondation du quartier.

En Suisse, on a l’impression qu’on a une eau abondante et de qualité. Info ou intox?

Bernard Dafflon: En ce qui concerne la quantité: dans les zones alpines et les Préalpes, il y a probablement encore assez d’eau pour des dizaines d’années. Sur le Plateau par contre, on commence à avoir des problèmes au niveau des nappes phréatiques, aussi bien en quantité qu’en qualité. Et dans le Jura, la nature du terrain empêche d’avoir des nappes phréatiques constantes et de qualité. Bref, la Suisse «château d’eau» sera bientôt un mythe!

Luc Braillard: Je suis en partie d’accord. Tant au niveau de la qualité que de la quantité, la situation n’est pas critique, mais elle est préoccupante. Sur le Moyen Pays on a de grands aquifères constitués de gravier qui peuvent stocker l’eau souterraine; mais on y introduit des polluants, notamment des produits phytosanitaires. Là, on a un souci! Une première autre préoccupation réside dans l’urbanisation et la densification du réseau routier qui conduisent à une imperméabilisation du substrat donc à moins d’eau qui s’infiltre dans les nappes. Par ailleurs, en raison de leur proximité par rapport au bâti qui s’accroît, certains captages deviennent non conformes aux lois édictées, ce qui devrait en principe conduire à leur abandon.

 

 

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Bernard Dafflon est professeur émérite d’économie à l’Unifr. Dans le cadre de son enseignement en finances publiques, il a abordé les questions environnementales et celles de la gestion de l’eau au niveau du master. Il leur a également consacré plusieurs articles scientifiques. En pratique, il s’est préoccupé de la mise en œuvre de ces thèmes à la demande de cantons et de communes. bernard.dafflon@unifr.ch

 

Y a-t-il quand même une prise de conscience de la population?

Luc Braillard: J’ai l’impression que oui. Deux initiatives populaires ont du reste été déposées: «Pour une eau potable propre et une alimentation saine» et «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse». C’est plutôt un bon signe, même si ces textes vont peut-être trop loin pour rallier une majorité.

Luc Braillard, vous dites que ces initiatives populaires vont un peu loin. Quelle est donc la meilleure façon d’agir?

Luc Braillard: A mon avis, la meilleure manière de préserver notre eau, c’est de la boire! Car dans la foulée, on se préoccupe davantage de sa qualité. Comme déjà indiqué: on fait face à une situation préoccupante, mais l’eau est encore de qualité. Il faut inciter les gens à continuer à consommer de l’eau potable, voire à commencer à en consommer. Car si tout le monde se rue sur les packs d’eau proposés en grande surface – une solution qui de toute manière ne serait pas durable – , on prend le risque de délaisser le réseau d’eau potable.

Quels sont les autres moyens de faire en sorte que notre eau conserve sa qualité?

Luc Braillard: Il faut réagir maintenant, pas dans trente ans! En effet, il existe des centaines de produits phytosanitaires dont les impacts sur la santé humaine sont encore mal connus, sans parler de leur métabolites (produits de dégradation), parfois plus toxiques que la molécule mère. Autre problème: certaines molécules, qui ne sont indépendamment pas dangereuses, le deviennent lorsqu’elles sont combinées («effet cocktail»). On joue vraiment avec le feu. A mon avis, la recherche indépendante et les services publics doivent avoir davantage de moyens pour détecter ces substances et prendre des mesures. Heureusement on constate déjà des avancées. Le chlorothalonil est, par exemple, interdit depuis janvier 2020 en Suisse.

Encore faut-il que les utilisateurs de ces substances nocives respectent les interdictions. Faudrait-il augmenter les contrôles?

Luc Braillard: Je pense que le problème se situe ailleurs. On ne doit pas accabler nos paysans!

Bernard Dafflon: En effet, si vous dites aux paysans «vous n’avez plus le droit d’utiliser tel et tel produit», cela renchérit leur production. Parallèlement, vous concluez des accords commerciaux avec le Mercosur, etc., qui ouvrent la porte à des produits moins chers sur les étals. Il y a un paradoxe! Il faut sensibiliser la population à cette thématique. Inciter les gens, comme nous l’avons déjà mentionné, non seulement à boire l’eau du robinet, mais aussi à manger des carottes bio de proximité! C’est toute une chaîne.

Vous le redites: la solution principale passe par le robinet. Il faut inciter les gens à boire cette eau.

Luc Braillard: Absolument. Et les enjeux sont énormes. Une des raisons pour lesquelles la Suisse est un pays en paix, c’est que nous avons cette ressource en suffisance.

Bernard Dafflon: Pour le moment…

Nous avons beaucoup évoqué la Suisse. Or, l’eau ne s’arrête pas à nos frontières. Comment gère-t-on la question à l’échelle internationale?

Bernard Dafflon: A l’échelle internationale, les principes et concepts de gestion de l’eau varient énormément. Comme l’eau a de multiples usages, les situations s’enveniment parfois et peuvent mener jusqu’à la guerre.

 

 

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Luc Braillard est maître-assistant au Département de géosciences de l’Université de Fribourg, où il a reçu une formation de géologie, avant d’y enseigner la géomorphologie et la cartographie. Né à Fribourg, il boit de l’eau du robinet depuis 50 ans et compte bien continuer à le faire pendant quelques décennies encore. luc.braillard@unifr.ch

 

Des exemples?

Bernard Dafflon: L’exemple classique, c’est Israël qui s’empare du Golan. Non seulement stratégiquement parce que c’est un sommet qui domine la région, mais aussi parce que c’est une zone vitale en eau. Ensuite survient une différenciation de la distribution d’eau entre Israéliens et Palestiniens, ces derniers étant sévèrement rationnés. Citons aussi le problème de la Mésopotamie et de l’Euphrate entre la Syrie et la Turquie, avec une utilisation de l’eau pour d'immenses champs de coton, ce qui diminue la disponibilité pour les régions en aval. Citons aussi la discorde entre l’Ethiopie et l’Egypte au sujet du grand barrage sur le Nil Bleu: plus de kilowatts-heure pour les uns au nom du développement économique, moins d’eau d’irrigation pour les terres agricoles en aval. Bref, cela n’arrête pas…

En Suisse aussi?

Bernard Dafflon: Bien sûr! Mais dans ce cas, on peut dire qu’il s’agit de disputes de riches: conflits autour de l’accès aux rives des lacs pour les promeneurs, controverses au sujet des débits résiduels des barrages ou tensions entre Valaisans et Bernois pour savoir à qui les droits hydrauliques du Sanetsch devaient appartenir. Bref, nous ne sommes pas différents des autres. C’est l’amplitude des problèmes qui diffère. Et en bons adeptes du compromis, nous arrivons généralement à nous mettre autour d’une table et à discuter. Mais plus l’eau est rare, plus les tensions sont grandes, parce l’eau accaparée pour un usage prive d’autres utilisateurs pour d’autres utilisations.

Et justement, l’eau devient plus rare à l’échelle mondiale; fonçons-nous donc dans le mur, ou y a-t-il des solutions?

Luc Braillard: Sans vouloir être fataliste, je dirais qu’il est difficile de trouver la solution miracle, puisque la ressource est limitée.

Bernard Dafflon: Ce qu’on peut éviter, c’est la construction d’immenses barrages pour des raisons purement économiques, telles que l’irrigation de gigantesques champs de coton, par exemple. L’eau étant vitale, il faut fixer des priorités. Cela vaut pour nous aussi, lorsque des entreprises suisses participent parfois à la construction de telles infrastructures; et, par ricochet, au consommateur d’eau que nous sommes. Chaque geste indivuel compte: si nous buvons l’eau du robinet plutôt que d’acheter de l’eau en bouteille, cela nous obligera peut-être, ainsi que les producteurs, à réfléchir à la question. Un pas après l’autre, une goutte après l’autre. 

Le changement climatique est sur toutes les lèvres et dans la rue. Qu’en est-il de son impact sur l’eau?

Luc Braillard: Concernant la Suisse, les modèles climatiques nous disent que la quantité totale de précipitations ne devrait pas varier beaucoup. Par contre, il y aura des épisodes de précipitations beaucoup plus intenses. Et ça, c’est très mauvais pour la recharge des nappes phréatiques, car cela conduira à davantage de ruissellement de surface. L’autre problème, ce sont les épisodes de sécheresse plus longs, qui conduisent en automne à des niveaux de nappes très bas. Fin 2018, après la longue période de sécheresse, les nappes ne s’étaient pas encore reconstituées. L’impact du changement climatique est donc déjà visible. Actuellement, on a encore assez d’eau. Mais il n’est pas exclu que dans 5 à 10 ans, il faille introduire des mesures d’économie.

Bernard Dafflon: En fait, c’est maintenant qu’il faut réfléchir à ces mesures!

Quel genre de mesures peut-on prendre pour économiser l’eau?

Luc Braillard: Je ne pense pas que l’économie d’eau à l’échelle locale soit primordiale; en Suisse, nos eaux usées partent dans les STEP, qui lui redonnent une qualité acceptable, y compris pour les micropolluants dans un futur proche. Ce qui est urgent aujourd’hui, c’est d’agir à toutes les échelles pour limiter la production de CO2 et stopper le changement climatique.

Bernard Dafflon: Et, par ricochet, limiter les énormes déplacements de population en raison de la désertification qui menace les approvisionnements locaux en eau potable. Pour boucler la boucle et revenir à ce que je disais en début d’entretien: l’eau comme bien commun, c’est au secteur public de la gérer dans toute son amplitude. C’est-à-dire dans l’immédiat – accès à l’eau potable – et de façon plus large pour éviter les problèmes environnementaux que nous venons d’évoquer. Si on abandonne cela au secteur privé, il ne regardera que son profit immédiat.

Pour résumer: éviter à tout prix la privatisation de la distribution d’eau?

Luc Braillard: Oui et je souhaiterais rappeler parallèlement que tout ce qui peut reconnecter l’homme avec son environnement sera favorable, puisque nous comprendrons d’où viennent nos ressources en nous interrogeant sur leur qualité, etc. La mobilisation des jeunes – aussi remuants soient-ils – est une belle et nécessaire évolution dans ce sens.

Bernard Dafflon: Buvez de l’eau du robinet et mangez des carottes bio! Vous verrez le changement demain.