Dossier
Over the top: quand la confiance en soi dépasse les bornes
L’ego trip n’est-il pas le meilleur chemin pour avancer dans la vie, là où le manque de confiance en soi est souvent perçu comme une faiblesse? D’où nous vient cette tendance à nous surestimer et sommes-nous capables de nous montrer raisonnables?
«Show me someone without an ego, and I’ll show you a loser» assène un aphorisme percutant, tweeté par l’actuel président des Etats-Unis en juillet 2012. En décembre 2013, il ajoutait ceci: «avoir un ego sain, ou une haute opinion de vous-même, est un facteur vraiment positif dans la vie!» Ces auto-citations sont extraites d’un livre sobrement intitulé Comment devenir riche, publié par Donald Trump lui-même en 2004, douze ans avant son accession à la tête de la première puissance mondiale.
L’homme ne s’est certes pas fait connaître pour son humilité et sa réserve, et peu sont ceux, même parmi ses partisans, qui qualifieraient son attitude de particulièrement sage ou réflexive. Mais ne peut-on pas lui concéder une certaine forme d’intuition psychologique dans le cas présent, quant aux bénéfices d’avoir un ego surdimensionné pour aboutir au succès? Ne nous répète-t-on pas que l’estime de soi est primordiale, qu’il faut apprendre à se respecter soi-même et veiller à défendre ses intérêts? Peut-être qu’une certaine dose de narcissisme vaut effectivement mieux que d’être constamment accablés par la conscience de nos faiblesses et de nos insuffisances…
L’ambition donne des ailes…
D’ailleurs, comment pourrions-nous entreprendre quoi que ce soit, si nous avions toujours la conviction de ne pas pouvoir accomplir quoi que ce soit? Le calcul n’est pas très compliqué: l’excès de confiance permet de tenter des actions qui seraient inhibées par un déficit de confiance et, par conséquent, des deux options, seul l’excès de confiance fournit une mesure fiable de nos véritables capacités. La témérité est source de découvertes, l’hubris permet de réaliser l’impossible, et les défis les plus irréalistes nous conduisent parfois au bout de nos rêves. Rien de tout cela n’est possible à celui qui est timoré, se sous-évalue et préfère laisser sa place à d’autres. De plus, la confiance en soi est synonyme d’optimisme et de positivité. Elle nous préserve des idées sombres, nous écarte des prophètes de malheur et nous donne de la dignité. Pourquoi s’en priver, si on n’y trouve que des avantages?
…l’excès les brûle
Le problème est qu’on confond souvent la confiance en soi et l’excès de confiance en soi… Or cette tendance pose probablement plus de difficultés qu’elle n’en résout, et ce dans quasiment tous les domaines de la vie.
Rares sont les individus qui connaissent exactement l’étendue de leurs compétences. Même dans les domaines très normés, comme le sport, le milieu académique ou les professions, où toutes sortes d’indicateurs permettent de se faire une idée de sa véritable «valeur», nous avons en fait tendance à nous surévaluer. Les informations disponibles sur nos propres capacités sont souvent incertaines, ambiguës ou même complètement fausses. Il nous faut donc nous rabattre sur des facteurs plus subjectifs. Les personnalités narcissiques n’ont évidemment aucun problème à cet égard: l’impression grandiose de leur propre importance, leur croyance tenace d’être «uniques» et «spéciales», leur goût pour le pouvoir et la domination, leur recherche effrénée de l’admiration d’autrui et leur désintérêt fondamental pour tout ce qui ne relève pas de leur propre personne en font des candidats naturels à l’excès de confiance.
A divers degrés, cette cognition égotiste est très répandue dans la population, ce qui aboutit à un paradoxe assez remarquable. D’un côté, il y a des raisons de penser qu’une calibration trop lâche entre nos compétences réelles et fantasmées, dans le sens qui nous est le plus flatteur, constitue l’état «par défaut» de notre cognition. D’un autre côté, il semble clair que cette calibration est irrationnelle, dysfonctionnelle et même dangereuse pour nos sociétés modernes.
Se regarder en face
Les psychologues appellent méta-cognition notre capacité à nous représenter notre propre fonctionnement mental. Nous pouvons ainsi porter un jugement sur notre mémoire, savoir si nous connaissons quelque chose ou pas, tenter d’interpréter nos perceptions, imaginer ce que les autres pensent de nos décisions, etc. C’est un domaine d’investigation très vaste et sujet à de nombreux débats, mais les chercheurs s’accordent sur le fait que la méta-cognition ne reflète que très imparfaitement la cognition en tant que telle et que toutes deux reposent sur des mécanismes cognitifs et cérébraux au moins partiellement distincts. La plupart des résultats indiquent aussi que cette asymétrie se traduit par un biais en faveur de la surestimation: nous pensons que nous voyons plus que ce que nous voyons vraiment, sommes certains d’en savoir plus que ce que nous savons vraiment, croyons nous rappeler plus que ce que nous avons vraiment mémorisé, etc.
Le biais appelé planning fallacy (biais de planification) est, par exemple, très répandu, y compris parmi les psychologues qui écrivent sur le sujet: nous surestimons généralement notre capacité à respecter les délais impartis. Nous nous comparons également trop favorablement aux autres, un biais dont la manifestation la plus amusante est l’«effet mieux-que-la-moyenne» (better-than-average effect). Ainsi, plus de 80% des gens considèrent qu’ils conduisent mieux que la moyenne, ou encore qu’ils sont plus honnêtes, plus originaux, et même plus modestes que la moyenne… Dans une population normalement distribuée, une telle tendance aboutit au résultat surprenant qu’il ne reste plus grand monde au-dessous de la moyenne! Le psychologue Don Moore, de l’Université de Berkeley, a répertorié ces manifestations d’excès de confiance en soi (overconfidence) en trois catégories. On peut se surclasser (overplacement), se surestimer (overestimation) ou avoir trop de foi en ses connaissances (overprecision).
Les derniers sont-ils les premiers?
Le surclassement se manifeste dans l’effet mieux-que-la-moyenne et implique de se croire meilleur que les autres, avec souvent ce corollaire fâcheux que ce sont les moins bien classés qui se surclassent le plus (c’est «l’effet Dunning-Kruger», j’y reviendrai plus bas). On peut parfois se surclasser bien qu’on estime correctement sa propre performance, mais en général celle-ci est souvent aussi surestimée. La surestimation renvoie au fait de se croire meilleur que ce qu’on est réellement et peut se mesurer assez simplement en faisant effectuer une tâche à quelqu’un, puis en comparant les résultats objectifs aux résultats estimés par la personne. Enfin, le concept d’overprecision désigne l’intensité avec laquelle quelqu’un affirme avoir raison, bien qu’il ait tort. On peut le mesurer, lors de n’importe quel test, en demandant au sujet à quel point il est sûr d’avoir répondu correctement. Une autre technique, appelée overclaiming (le fait d’en «dire trop»), implique de présenter une liste de concepts à des participants, par exemple des événements historiques, des termes scientifiques ou des musiciens, en leur demandant d’indiquer ceux qu’ils connaissent ou ne connaissent pas. Parmi ces concepts, certains sont inexistants (par exemple «le pacte de Minsk», les «rétrotoxines» ou «Willett Ellison»), et donc quiconque affirme les connaître prétend nécessairement en savoir plus qu’il n’en sait…
Ces différentes manières d’envisager et de mesurer l’excès de confiance en soi corrèlent en général assez bien avec des questionnaires mesurant le narcissisme, mais laissent présager un point plus inquiétant. On peut, en effet, être à la fois narcissique et talentueux, ou avoir de bonnes raisons de se croire meilleur que les autres. Après tout, les experts, les champions et les génies ne sont pas tenus de jouer la fausse modestie. Mais ce que montrent les mesures objectives d’overconfidence, c’est que ce sont les gens incompétents qui ont le plus tendance à se surestimer. Et tout porte à croire qu’ils ne le font pas exprès. Ils le font tout simplement parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont incompétents, ou en tout cas qu’ils sont moins compétents qu’ils ne le croient.
Cercle vicieux
Il ne faudrait pas sous-estimer la tragédie que constitue ce biais méta-cognitif. Selon l’interprétation des psychologues Justin Kruger et David Dunning (qui ont documenté l’«effet Dunning-Kruger»), si les incompétents ont tendance à se surestimer, ce n’est pas par mauvaise foi ou par malice, mais parce que leur incompétence les prive, précisément, des compétences qui leur permettraient de découvrir leur incompétence. Ils en savent trop peu pour être en position de réaliser l’étendue de leur ignorance. Ce traquenard épistémique a aujourd’hui été étudié dans de multiples domaines et les résultats sont pour le moins inquiétants. L’excès de confiance en soi a ainsi été impliqué dans de grands désastres industriels et financiers, le rejet d’aides médicales ou sociales de première nécessité, l’extrémisme religieux, politique et militant, la propagation de fausses informations et de théories du complot, le succès du populisme, le recours à la violence, la croyance aux pseudo-sciences, le rejet des institutions, l’échec scolaire et professionnel, les conflits armés, les accidents routiers, les blessures sportives et même dans l’erreur et la fraude académique.
De fait, l’excès de confiance en soi est peu compatible avec la démarche scientifique. Dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Claude Bernard écrivait: «Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue et, quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. Ils défigurent ainsi l’observation et négligent souvent des faits très importants, parce qu’ils ne concourent pas à leur but.»
La politique du paon
Mais si la confiance en soi, lorsqu’elle dépasse les bornes, est si dangereuse, comment se fait-il que nous y cédions si facilement? Pourquoi, après tout, nos cerveaux ne sont-ils pas mieux calibrés pour détecter la vérité sur nous-mêmes? C’est, en grande partie, parce que l’excès de confiance conserve un avantage décisif: il se voit. C’est là une seconde tragédie, mais qui est probablement plus facile à corriger que l’inconscience de sa propre incompétence.
Une série de recherches et de modélisations récentes suggèrent en effet que l’excès de confiance en soi peut se maintenir dans une population, malgré ses inconvénients évidents, du seul fait qu’il produit une illusion de compétence aux yeux des observateurs. De même que les narcissiques surconfiants n’ont pas conscience d’avoir une vision exagérée de leurs compétences, leur entourage non plus n’a pas toujours immédiatement accès à leurs réelles capacités. On juge ainsi trop souvent qu’une personne faisant preuve de confiance en elle doit probablement savoir ce qu’elle fait et de quoi elle parle. On récompense même ce type de comportement par l’attribution de responsabilités. A compétences parfaitement égales, une personne qui manifeste ostensiblement son excès de confiance se fera davantage remarquer que celle qui préfère ne pas trop se vanter. Et c’est ainsi que se surestimer apporte du statut social qui, en retour, permet d’auto-justifier la validité de cette confiance. La visibilité sociale de l’excès de confiance explique probablement aussi pourquoi des individus ouvertement et excessivement hyperboliques sur leurs compétences peuvent être choisis comme des leaders en temps incertains. En l’absence d’informations plus objectives, l’excès de confiance en soi produit l’apparence de la compétence, et dans bien des cas cela semble suffire.
Cessons donc de nous laisser impressionner si facilement par les hâbleurs, les décideurs arrogants, les snobs prétentieux et les baratineurs péremptoires. Peut-être alors les narcissiques se feront-ils une idée plus réaliste de leurs véritables talents et, qui sait, pourrions-nous même nous découvrir un peu mieux nous-mêmes…
Notre expert Sebastian Dieguez est maître assistant au Laboratoire des sciences cognitives et neurologiques. Il travaille sur la psychologie des théories du complot et a publié récemment Total Bullshit! Au cœur de la post-vérité (PUF).