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Le secret des bactéries électriques

Les scientifiques rêvent d’utiliser les bactéries Geobacter comme batterie ou pour lutter contre les métaux polluants. Comment? En tirant parti du courant électrique qu’elles génèrent, un phénomène que viennent de décortiquer des chimistes de l’Université de Fribourg. Ces connaissances pourraient également être utiles dans un domaine complètement différent: la lutte contre les bactéries résistantes.

Elles riment avant tout avec maladie, mais les bactéries ont bien d’autres rôles à jouer. Elles vivent en symbiose avec nous, colonisant pacifiquement notre estomac et notre peau, fabriquent des médicaments, et pourraient bien trouver un nombre croissant d’utilisations technologiques.

Les microbes du genre Geobacter possèdent des propriétés électriques étonnantes qui les rendent particulièrement intéressants. «Ces organismes trouvés dans des sédiments produisent naturellement de l’électricité, explique Katharina Fromm, professeure de chimie à l’Université de Fribourg. Elles peuvent également neutraliser certaines substances polluantes. Nos derniers travaux éclairent les mécanismes fondamentaux à l’œuvre dans ces microbes, et pourraient aider à optimiser leur utilisation comme bactérie ou moyen de lutte contre la pollution.»

Respirer sans oxygène

Au cœur de ce processus se trouve la respiration anaérobique – c’est-à-dire en absence d’air – effectuée par les Geobacter. Cette réaction chimique se base non pas sur l’oxygène comme dans la respiration usuelle, mais sur des ions métalliques, par exemple d’argent ou de chrome. Elle produit ainsi de l’énergie à partir de nutriments tout en disséminant des électrons. Ce sont ces derniers qui peuvent être accumulés dans une batterie ou lutter contre la pollution.

L’équipe fribourgeoise a étudié ces microbes en les plongeant dans des solutions d’ions métalliques, et a relevé trois points centraux. D’abord, chaque bactérie émet environ un demi-million d’électrons par seconde, un nombre conséquent. Ensuite, ce flux ne dépend pas fortement de la source d’ions (des solutions de chlorure, de nitrate d’argent ou de chromate de sodium), ni de leur concentration. Finalement, les conditions idéales se trouvent à environ 50 degrés. «Nos résultats montrent que chercher de nouveaux types d’ions métalliques n’est pas forcément la piste la plus prometteuse pour augmenter la production de courant, explique Katharina Fromm, mais qu’il faut probablement poursuivre d’autres voies, comme optimiser les interfaces entres les bactéries et les ions.»

Ces résultats ont exigé un très grand nombre d’expériences et une préparation minutieuse, souligne la chimiste: «Démontrer un effet impliquant des organismes vivants exige de tout faire pour avoir les mêmes conditions. Et de répéter l’expérience des centaines et des centaines de fois. C’est ce qui nous a permis d’être les premiers à avoir quantifié de manière aussi précise le courant produit par les Geobacter, alors même que ses propriétés électriques sont connues depuis plus de trente ans.»

Les scientifiques de Fribourg ont pu détailler les mécanismes précis se déroulant dans les bactéries: mises en présence d’ions métalliques, elles se réveillent et enclenchent leur respiration. Celle-ci expulse en dehors de la cellule les électrons d’atomes de fer présents dans leur enveloppe. Les ions métalliques à l’extérieur captent les électrons émis, ce qui les agglomère en nanoparticules plus grosses qui finissent par précipiter sous forme solide. L’équipe a pu quantifier le flux d’électrons et le suivre en temps réel en déterminant le nombre de nanoparticules produites, à l’aide de techniques spectroscopiques, c’est-à-dire d’analyse de l’absorption de lumière.

C’est grâce aux électrons qu’elles produisent que les bactéries pourraient lutter contre des métaux polluants dissous dans l’eau, comme des composés d’uranium ou certaines formes toxiques de chrome. Une fois devenus solides, ceux-ci sont bien plus facilement récupérables qu’en restant dissous, poursuit la chercheuse. Cette approche est d’ailleurs utilisée dans une installation pilote d’un hôpital de Madrid: elle récupère dans les eaux usées l’argent utilisé pour désinfecter les surfaces, et qui sinon s’attaquerait aux bactéries employées dans les stations d’épuration.

 

© Getty Images
Bactéries pour enfants

Une batterie fonctionnant avec des bactéries Geobacter adopte la forme des piles à combustible fonctionnant à l’hydrogène: les bactéries sont cultivées en biofilm et interagissent non pas avec des ions dissous dans l’eau, mais avec des électrodes métalliques. Ces dernières récoltent ansi les électrons libérés par les bactéries durant leur métabolisme et produisent alors un courant électrique.

Le principe a déjà été démontré – on peut même acheter un kit pédagogique appelé Mudwatts pour tester chez soi l’électricité bactérienne. Mais «la densité énergétique est encore trop basse pour être concurrentielle, tempère Katharina Fromm. La capacité d’une pile AA nécessite un système occupant un volume de plusieurs litres. Et la nécessité de nourrir les microbes et d’évacuer ceux qui meurent reste un point difficile».

Optimiser de nouveaux antibiotiques

Ces travaux ont un troisième domaine d’application: la lutte contre les bactéries résistantes. «Mon équipe travaille depuis 15 ans à développer des revêtements antibiotiques à base d’argent, explique Katharina Fromm. Nos expériences nous permettent de mieux comprendre comment les microbes se défendent.»

Ils le font de deux manières. D’une part à l’aide d’une pompe qui expulse les ions d’argent hors de la cellule. De l’autre en enclenchant la respiration anaérobique qui transforme les ions argentés en nanoparticules afin de les rendre inoffensifs. Les expériences fribourgeoises actuelles ont révélé comment les molécules d’argent agissent sur la respiration bactérienne: elles se lient sur des acides aminés précis composant les cytochromes, des composés renfermant le fer dans l’enveloppe de la bactérie. «Ces acides aminés représentent des nouvelles cibles thérapeutiques, poursuit la chercheuse. Si on arrive à les atteindre, on pourrait désarmer les défenses microbiennes.»

Les antibiotiques traditionnels agissent généralement sur une seule voie métabolique, en s’attaquant à une position précise d’une protéine bactérienne. Cela permet aux microbes de rapidement acquérir une résistance dès qu’une mutation modifie légèrement la protéine au bon endroit. L’argent, au contraire, poursuit de multiples angles d’attaque: il agit directement et indirectement sur l’ADN bactérien ainsi que sur la respiration et sur l’enveloppe bactérienne. Cela en fait un candidat très intéressant dans la lutte contre les résistances aux antibiotiques. De quoi motiver peut-être les hôpitaux à investir encore plus d’argent dans l’argent.

 

Des prothèses dopées à l’argent

Depuis 2005, l’équipe de Katharina Fromm explore les manières dont l’argent peut être employé comme antibiotique, notamment pour éviter l’apparition d’infections sur des prothèses orthopédiques. Elle développe un revêtement pour prothèses composé de nanoparticules d’argent. Les essais en laboratoire ont clairement montré son efficacité à prévenir les infections. Financés par l’agence fédérale Innosuisse, des tests chez des rongeurs sont prévus et montreront si l’approche tient ses promesse.

Notre experte Katharina M. Fromm est née en Allemagne et a étudié la chimie à l’Université de Karlsruhe, où elle effectue aussi son doctorat, et à l’Ecole des hautes études des industries chimiques de Strasbourg (EHICS, maintenant ECPM). Elle a ensuite réalisé des post-doctorats à l’Université de Tübingen et à l’Université Louis Pasteur à Strasbourg. Elle obtient son habilitation à l’Université de Genève. Après avoir été professeure boursière du Fonds national suisse à l’Université de Bâle, elle est nommée professeure à plein temps à l’Université de Fribourg (en 2006).

katharina.fromm@unifr.ch