Dossier

Une bouillabaisse au goût de plastique

Près de 1,25 million de fragments de microplastiques par kilomètre carré flotte dans la Méditerranée. Une pollution renforcée par le tourisme de masse que connaît la région. Pour sensibiliser les vacanciers suisses, Roman Lehner organise des expéditions de sciences citoyennes en mer.

Comme chaque année, plusieurs centaines de millions de touristes mettront cet été le cap sur le bassin méditerranéen. Cette marée humaine ne se contentera pas de doper l’économie locale; elle fera également croître sensiblement la quantité de déchets générée dans la région, emballages plastiques en tête. Or, comme le révèlent chaque jour au grand public les tristes images qui circulent sur Internet, une importante partie de la pollution plastique finit dans l’eau, qu’elle transforme en soupe fort indigeste.

Au fil du temps, notamment sous l’influence du rayonnement UV, les bouteilles en PET, tasses à café en polystyrène et autres sachets en polyéthylène se segmentent en morceaux de plus en plus petits. Lorsque leur taille passe sous la barre des 5 millimètres, on parle communément de microplastiques. Selon une étude alarmante publiée par le WWF en juin 2018, près de 1,25 million de ces fragments flotterait actuellement par kilomètre carré dans la Méditerranée.

Des microplastiques partout, sans exception

Alors que cette mer ne représente que 1% des eaux à l’échelle mondiale, elle contiendrait donc 7% de tous les microplastiques qui encombrent notre planète. Globalement, «les chercheurs considèrent la Méditerranée comme la sixième plus grande zone d’accumulation de déchets marins», rapporte Roman Lehner, chercheur postdoctoral en bionanomatériaux à l’Institut Adolphe Merkle (AMI). Un palmarès peu reluisant qui la place juste derrière les cinq gyres, ces gigantesques tourbillons d’eau océanique formés d’un ensemble de courants marins. A eux seuls, les touristes qui posent leurs valises dans la région durant l’été «font augmenter de 40% la pollution». Autant de déchets qui restent bloqués dans le bassin méditerranéen en raison de l’étroitesse du détroit de Gibraltar. «Ce qui entre dans la Méditerranée reste dans la Méditerranée», résume Roman Lehner.

Soucieux de sensibiliser les Suisses – qui fréquentent eux aussi en masse des pays tels que l’Italie, la Grèce, l’Espagne, la France ou la Turquie, pour ne citer qu’eux –, le chercheur de l’AMI a créé l’an dernier l’organisation Sail&Explore. Cette association met sur pied des expéditions marines scientifiques en compagnie de simples citoyens. En été 2018, un voyage inaugural a mené les participant·e·s jusqu’au nord de la Sardaigne, via Gênes et l’île d’Elbe. «Nous collaborons avec l’association 5 Gyres et soutenons son projet ‹Trawl Share› en partageant nos observations, qui viennent alimenter sa base de données.»

Concrètement, les scientifiques, amateurs et confirmés, réunis autour de Roman Lehner ont passé quatre semaines à bord d’un bateau, depuis lequel ils ont effectué 34 prélèvements dans l’eau grâce à un chalut Manta de 60 centimètres. Ce filet à mailles serrées est soutenu par une structure métallique, elle-même tirée par le navire. «Nos résultats étaient très nets et allaient dans le même sens que ceux du WWF, commente le chef d’expédition. Honnêtement, même moi je ne m’attendais pas à cela: tous les échantillons – sans exception – contenaient des centaines de fragments de particules microplastiques»; des débris d’origines diverses: mousses et films plastiques, fils de pêche, granulés, etc. Côté matériaux, les prélèvements issus du projet Sail&Explore ont mis le doigt sur une nette prévalence du polyéthylène et du polypropylène.

 

 Nice, France  © Getty Images
 

Si la présence massive de substances plastiques dans les eaux inquiète les chercheurs et fait couler tellement d’encre dans les médias, c’est qu’elle présente d’importants effets néfastes (potentiels ou prouvés) sur la santé. «L’essor de la recherche sur les microplastiques date d’il y a une quinzaine d’années», explique Roman Lehner. Entretemps, de nombreuses études ont été publiées. «Il y a trois ou quatre ans, les chercheurs ont commencé à s’intéresser de plus près aux nanoplastiques, à savoir aux fragments dont la taille est inférieure à 1 micromètre.» Ces études ont notamment pour but de comprendre comment des microplastiques se transforment en nanoplastiques lorsqu’ils sont immergés. «Une recherche sur le polystyrène a montré que le rayonnement UV est l’un des principaux responsables de cette dégradation.»

En ce qui concerne spécifiquement les aspects sanitaires, les spécialistes ont découvert que de nombreux animaux aquatiques mangent des microplastiques, faute d’en connaître l’origine. «Certains d’entre eux en meurent, soit parce qu’ils ont consommé trop de plastique, soit parce que des particules tranchantes ont provoqué des lésions dans leur estomac.» Quant aux récentes études portant sur les nanoplastiques, elles ont révélé que même de très petits organismes vivants, tels que les planctons, en ingèrent. Un phénomène d’autant plus alarmant «qu’on se situe tout au début de la chaîne alimentaire».

Leaching effect

Sans surprise, les chercheurs s’intéressent également aux conséquences sur les êtres humains. «A ce stade, les premiers résultats montrent que nous aussi, nous sommes susceptibles d’ingérer du plastique», rapporte le scientifique. Un exemple peut être trouvé du côté des régions dont les habitants mangent beaucoup de moules. Ces animaux, qui sont des organismes filtrants, peuvent capturer de la nourriture mesurant 100 nanomètres de diamètre. Si elles semblent, certes, être capables de reconnaître la présence de plastique, les moules ne parviennent néanmoins pas à éviter complètement leur ingestion, comme le constate une étude.

Mais au fond, pourquoi la consommation de minuscules morceaux de polyéthylène, de polystyrène ou encore de polypropylène est-elle problématique? «Le plastique contient des additifs, tels que les colorants, les adoucissants et les stabilisateurs chimiques», rappelle Roman Lehner. Sachant que «dans certaines conditions, ces additifs peuvent s’échapper (leaching effect)», mieux vaut éviter de se gaver de plastique. Reste que «de nombreuses questions sont encore ouvertes, en ce qui concerne les microplastiques comme les nanoplastiques». C’est justement pour participer à l’effort scientifique collectif – «la plupart des données existantes sur la pollution plastique ont été récoltées via des projets comme le nôtre» – que l’Association Sail&Explore organise deux nouvelles expéditions cet été. La première vise à comparer les données récoltées en 2018 avec de nouvelles données tirées de prélèvements effectués dans la même zone géographique. La deuxième mènera les participants aux Açores. «Il s’agit de la première étude du genre dans cette région et nous avons la chance de pouvoir compter sur une collaboration avec l’Université des Açores», se réjouit le chercheur de l’AMI.

La terre ferme dans le viseur

Même si les projets de sciences citoyennes, tels que ceux imaginés par Roman Lehner, ont un double impact sur la lutte contre la pollution plastique – sensibilisation du public et récolte de données –, il n’en reste pas moins un gros travail à faire hors de l’eau. «Seuls 20% des déchets plastiques recensés dans les océans ont été jetés depuis des bateaux; le reste vient de la terre ferme!» Selon le spécialiste, la régulation demeure le moyen le plus efficace de combattre ce fléau. «Il faut notamment interdire l’usage de certains objets en plastique, à l’image de ce que fera l’Union européenne dès 2021.» Roman Lehner met également en avant la convention signée en Suisse par les acteurs du commerce de détail, qui vise à réduire drastiquement les sacs en plastique.

«Qu’on me comprenne bien: je ne suis pas un anti--plastique. J’estime simplement qu’il faut décider comment s’en débarrasser et le gérer. Par ailleurs, on peut vivre tout à fait confortablement avec beaucoup moins de ce matériau.» Voire même plus confortablement: les touristes qui choisissent de passer l’été dans le bassin méditerranéen apprécieront davantage une savoureuse bouillabaisse qu’une soupe de plastique.

Notre expert Roman Lehner est chercheur post-doctoral à l’Institut Adolphe Merkle (AMI) de l’Université de Fribourg, où il s’intéresse aux effets potentiels des micro- et nanoplastiques sur la santé des êtres humains. Fort de son expérience de plusieurs années en tant que guide lors d’expéditions scientifiques en mer, il a créé en 2018 l’Association Sail&Explore.

roman.lehner@unifr.ch | www.sailandexplore.com