Interview

«Y en a [plus] point comme nous»?

Le non massif au référendum contre les juges étrangers est une bonne nouvelle pour les relations internationales de la Suisse. Mais un échec de l’accord institutionnel avec l’UE est une autre épée de Damoclès! Inquiétudes et espoirs des Professeurs Astrid Epiney, droit international, et Claude Hauser, histoire contemporaine.

L’indépendance de la Suisse versus sa place sur l’échiquier international: un équilibre toujours plus délicat?

Claude Hauser: Avec la mondialisation il faut sans cesse repenser sa position, jusqu’aux fondements mêmes de son identité; et s’adapter au contexte international, ce qui ne va pas sans tensions à l’international comme à l’interne. Mais la situation d’aujourd’hui n’est pas forcément plus délicate que par le passé: pensons à l’entre-deux-guerres… 

Astrid Epiney: Depuis 1945, le droit international s’est énormément développé et la Suisse a su sauvegarder ses intérêts le mieux possible, en montrant une certaine constance et consistance. Mais avec la construction européenne, un paradigme crucial a changé: par sa petite taille, elle est de plus en plus dépendante de ses voisins. Et doit, plus que d’autres, adapter sa position aux modifications de son environnement.

Beaucoup admirent, voire envient, la Suisse pour sa santé économique, son laboratoire politique… Alors, un modèle en danger? 

Claude Hauser: L’idée de «laboratoire» dit qu’il s’agit d’une petite structure à forte expertise, apte à élaborer de nouvelles idées et projets. Cela s’est souvent vérifié et s’explique: dans son histoire récente, la Suisse a été épargnée par les guerres, son économie est demeurée stable et prospère, elle a su conserver une bonne image à l’extérieur. Mais si elle ne reste pas ouverte aux échanges, elle risque de verser dans l’auto-satisfaction. C’est là que se situe le danger: un modèle suisse érigé en mythe. 

Astrid Epiney: Je ne suis pas sûre que la Suisse soit encore perçue comme un laboratoire. Pourquoi se croire si spécifique par rapport aux autres? Notre démocratie directe fonctionne, et son histoire prédestinait la Suisse à essayer certaines choses que d’autres ne peuvent pas mettre en œuvre à plus grande échelle. Les autres modèles sont aussi… des modèles; ils ne sont pas moins bons, juste des modèles différents.

 

Claude Hauser, © Pierre-Yves Massot

Le consensus helvétique est-il une valeur défendable dans ses rapports internationaux, auprès de l’UE par exemple?

Astrid Epiney: Notre culture du consensus nous a offert la stabilité, mais elle ne doit pas occulter l’importance de nos relations internationales. Aujourd’hui, plus de 70% de notre législation est déjà déterminée par le droit de l’UE, que des traités existent ou que ce soit dans l’intérêt de la Suisse. Si la voie bilatérale fonctionne, on voit depuis 2008 que la durée des discussions sur les questions institutionnelles irrite quelque peu nos voisins et l’UE. Il devient de plus en plus difficile de défendre et d’expliquer notre position. Et les valeurs du consensus s’exportent moins bien. Se limiter à affirmer notre souveraineté est dangereux et illusoire; il est bien plus pertinent de réfléchir à comment conclure de bons accords.

Claude Hauser: Le consensus, c’est une réflex-ion qui permet d’avancer en conservant un argument commun. S’il participe de notre réputation congénitale de lenteur, nous avons aussi su, comme dans les années 1930–1940, nous montrer plutôt rapide dans notre adaptation aux événements extérieurs. Avec plus ou moins de fidélité aux valeurs démocratiques, nous avons envoyé une image positive au monde, celle d’un soft power économique, diplomatique, humanitaire. Mais née au cœur de la guerre froide, l’affirmation volontariste d’une exception suisse éloignée des réalités historiques est un danger pour nos rapports avec nos voisins. Sans compter les tensions que cela crée à l’interne…

Quid d’une autre valeur essentielle à l’ADN suisse: la neutralité?

Claude Hauser: Sauf lors de l’ère napoléonienne, elle fonctionne plutôt bien: accords économiques, prise de distance avec les conflits, bons offices diplomatiques vers l’extérieur… Mais aussi une force d’intégration culturelle et de cohésion sociale essentielles à l’interne! Selon moi elle n’est pas plus en danger maintenant qu’en de nombreuses autres circonstances du XXe siècle. Ce qui la fragilise réellement, ce sont ceux qui en invoquant notre souveraineté, en prônant le repli plutôt que l’ouverture aux autres et la coopération, œuvrent à préserver le mythe éculé de l’exception suisse.

Astrid Epiney: La neutralité politique n’a jamais été une fin en soi pour la Suisse, mais elle nous a toujours permis de sauvegarder nos intérêts le mieux possible vis-à-vis de l’extérieur. Elle a subi de gros changements depuis les années 1990 et il nous faut continuer à l’adapter. Comme nous l’avons déjà fait avec notre adhésion à l’ONU en 2002, par exemple, nous savons désormais aligner notre position. Mais tout dépend de ce que l’on entend par neutralité: si cela doit signifier faire bande à part, ce serait une erreur…

Après le non du vote du 25 novembre sur l’autodétermination, l’accord institutionnel avec l’UE est-il la prochaine échéance cruciale pour les relations internationales de la Suisse?

Astrid Epiney: En cette fin 2018 l’UE connaît certes des crises à l’interne, mais le discours que tout n’est que négatif dans l’UE est dangereux. Si le oui l’avait emporté le 25 novembre, je suis confiante dans ce sens que l’on aurait trouvé une solution aux questions purement juridiques. Difficilement certes, mais avec un texte aussi flou on aurait su comment sauvegarder nos intérêts en clarifiant les choses le plus vite possible. Mais l’UE aurait probablement gelé toutes négociations sectorielles, et cela avec des conséquences très sérieuses, même si temporaires. Cependant, si la négociation autour d’un accord institutionnel échoue, on doit s’attendre à une crispation et à des effets très négatifs pour notre économie et nos échanges d’idées avec l’Europe, et ce dans un plus long terme. Notre indépendance vis-à-vis de l’UE est toute relative. La vraie question est: comment continuer à conclure de bons traités pour que la Suisse et les Suisses puissent avoir des échanges positifs avec leur grand voisin et principal partenaire? Pour ma part, la solution passe par une participation aux institutions internationales, afin d’y faire valoir nos intérêts de l’intérieur.

Claude Hauser: Je suis confiant dans la capacité helvétique à rebondir. Lorsqu’il s’est agi d’expliquer le résultat du vote contre l’immigration de masse du 9 février 2014, il y a eu de fortes secousses, mais on y est arrivé. Il faudra certainement envisager de passer à une vitesse supérieure dans la relation institutionnelle Suisse-UE. D’autant qu’il s’agit de notre place naturelle dans le tissu européen, culturel et socio-économique. La Suisse est aussi ce lieu où le monde entier se rencontre pour parler, négocier, échanger biens et idées…

 

Astrid Epiney, © Pierre-Yves Massot

Quel impact un tel échec aurait-il sur l’Université de Fribourg et les Hautes Ecoles en général?

Astrid Epiney: Il est probable que nous ne pourrions – du moins temporairement – plus participer aux programmes européens de recherche, convoités autant à Fribourg que dans d’autres Hautes Ecoles universitaires du pays. Ils sont un levier non négligeable pour attirer les meilleurs chercheurs et, pour un pays qui mise essentiellement sur sa matière grise pour rester à la pointe de la compétitivité, il y a beaucoup à perdre. Il serait difficile pour nos chercheurs de coopérer toujours moins d’égal à égal avec leurs pairs ailleurs dans l’UE.

Dans un contexte aussi délicat, quelle est la meilleure carte à jouer pour la Suisse?

Astrid Epiney: L’échec des négociations autour d’un accord institutionnel remettrait en cause la réussite de la voie bilatérale avec un certain risque que tout serait à refaire. Dans ce sens, il faudrait tout essayer pour conclure cet accord-cadre. Claude Hauser: Il faut promouvoir les valeurs suisses qui peuvent aussi servir à une UE en crise: l’écoute des minorités, la diversité culturelle, une tradition d’accueil, le savoir-vivre ensemble… Maintenant qu’avec le non du 25 novembre la confusion entre un certain mythe et les valeurs profondes de la Suisse a été dissipée, le pays peut capitaliser sur ce signal positif pour faire comprendre ce que la Suisse peut amener à l’UE et au reste du monde.

 

Claude Hauser est professeur ordinaire d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg depuis 2009. Spécialiste d’histoire culturelle, il analyse l’évolution de la posture de la Suisse
à l’aulne de ses échanges avec l’extérieur et de sa cohésion socio-politique à l’interne.

claude.hauser@unifr.ch

 

Astrid Epiney enseigne, entre autres, le droit européen et international depuis 1994 à l’Université de Fribourg dont elle dirige également le Rectorat depuis 2015. Spécialiste des questions juridiques touchant aux relations Suisse-UE, son acuité nous permet de mieux comprendre quelques enjeux majeurs des négociations en cours avec notre grand voisin. Elle s’exprime ici en sa qualité de professeure de droit international. 

astrid.epiney@unifr.ch