Dossier

Quand les climatosceptiques se vengent

Nier l’origine humaine du réchauffement climatique et développer une mentalité complotiste relèvent de modes de pensées irrationnels similaires. Les études menées sur ces comportements conspirationnistes ne plaisent évidemment pas à tout le monde et suscitent des réactions virulentes qui reviennent parfois frapper directement les chercheurs.

Dans la lignée des fake news et des théories du complot, les psychologues s’intéressent de plus en plus à la négation du réchauffement climatique, qui conteste, le plus souvent, l’origine humaine de ce réchauffement. Cet intérêt est basé sur des raisons politiques et sociales évidentes: si les fake news peuvent amener l’adhésion à des politiques populistes et les théories du complot à se méfier des vaccins, la négation de l’origine humaine du réchauffement climatique entraîne un désintérêt ou une opposition aux mesures favorables envers le climat. Les théories du complot qui l’accompagnent se basent sur la thèse que le réchauffement profiterait, par exemple, à l’ONU pour créer un nouvel Ordre mondial autoritaire ou à la Chine, afin de nuire à l’Occident. Elles sont de plus encouragées, comme dans l’entourage de Donald Trump, par les lobbies du pétrole et du charbon.

La «théorie officielle» du réchauffement climatique est adoptée par une vaste majorité des scientifiques du domaine. Plusieurs sondages de grande ampleur sur des milliers de savants et de recherches ont conclu qu’entre 90% et 97% d’entre eux admettent l’origine anthropique du réchauffement climatique actuel. Mais les climatosceptiques mettent toutes leurs forces dans la bataille – au sens figuré, mais, on le verra aussi, au sens propre – pour tenter de démontrer le contraire.

En 2012, le psychologue australien Stephan Lewandowsky et ses collègues ont observé, dans une recherche menée sur un échantillon de plus de 1000 personnes recrutées sur les blogs réunissant des négationnistes du climat, que le rejet de l’explication scientifique du réchauffement climatique était fortement lié à l’idéologie du «laisser-faire» économique (défense d’un marché libre dérégulé). En second lieu, les croyances aux théories du complot classiques, comme par exemple celles liées à l’assassinat de John F. Kennedy, étaient également corrélées au négationnisme climatique, confirmant au niveau psychologique le lien entre théories du complot, plutôt basées sur une méfiance envers les autorités politiques, et le climatoscepticisme, traduisant plutôt une méfiance envers l’autorité scientifique. D’autres recherches ont confirmé que la méfiance envers la science est plus forte à droite qu’à gauche de l’échiquier politique, tout comme d’ailleurs le complotisme est plus élevé aux extrêmes politiques qu’au centre, mais bien davantage à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche.

«Furie récursive»

La réception de ces résultats sur Internet a été plus qu’instructive: le lien établi entre climatosceptiques et conspirationnistes a littéralement enragé les premiers, dans ce que Lewandowsky et ses collègues ont appelé une «furie récursive», dans un second article qui a analysé la réception du premier – fait inédit, à ma connaissance, en psychologie. Des plaintes pour comportement académique inapproprié ont été enregistrées à l’université contre le chercheur, lequel a également reçu des menaces. Les données de l’étude ont été réanalysées de façon compulsive sur des blogs climatosceptiques, afin de montrer que les résultats étaient incorrects, et des interprétations complotistes de l’article lui-même sont apparues sur le net. Par exemple, les auteurs ont été identifiés comme des «agents du gouvernement» ou accusés d’avoir inventé les données. Mais la «furie» s’est aussi abattue sur ce deuxième article de 2013, analysant les réactions au premier. La revue scientifique Frontiers, sous l’effet de plaintes qui lui ont été adressées, a finalement retiré l’article pour des raisons légales, les auteurs ayant identifié certains de leurs critiques et ayant caractérisé leur comportement en termes psychopathologiques. Ainsi, ces deux articles – et les réactions étonnantes qu’ils ont suscitées – confirment de façon ironique le lien entre négationnisme de l’origine humaine du réchauffement climatique et croyances aux théories du complot socio-politiques, non seulement au niveau des résultats, mais également au niveau des réactions de ces bloggeurs climatosceptiques. Cela illustre aussi, au passage, les dangers du complotisme s’ingérant ainsi dans le fonctionnement normal des sciences. Un chercheur anglais rapporte même avoir été physiquement menacé et agressé, alors qu’il voulait interviewer les auditeurs d’une conférence d’un complotiste fanatique anglais du nom de David Icke.

 

 

© Chappatte
Science-bashing

Notre équipe de recherche sur les croyances aux théories du complot en Suisse et en France (avec Sebastian Dieguez du Département de médecine de l’Université de Fribourg, Sylvain Delouvée de l’Université de Rennes et Nicolas Gauvrit, de l’Ecole pratique des hautes études à Paris) a également pu goûter un échantillon de ce science-bashing irrationnel et agressif, mais de façon nettement plus mesurée. En août 2018, nous avons publié un article dans la revue Current Biology, qui décrivait des liens entre créationnisme religieux et croyances aux théories du complot. Le texte a rencontré un certain succès médiatique en Europe et aux Etats-Unis sous la plume d’un certain… Stephan Lewandowsky! Quelques mois plus tard, je recevais un courriel des Etats-Unis me demandant de mettre nos données à disposition. De brèves recherches sur Internet ont montré que j’avais affaire à l’un des critiques des travaux de Lewandowsky, qui apparaissait sur les réseaux sociaux comme un joueur de fléchettes féru de statistiques… Non sans avoir vérifié une nouvelle fois nos analyses, je lui ai envoyé le fichier. S’en est suivi un échange d’une dizaine de courriers cordiaux, mais chargés d’analyses statistiques assez pointues. Il contestait nos conclusions, mais je lui prouvai par plusieurs moyens que, quelle que soit l’analyse statistique de nos données, nous arrivions toujours aux mêmes résultats. A la fin de notre échange, mon interlocuteur conclut que s’il restait sceptique quant à nos conclusions, il ne l’était plus quant à nos résultats (contrairement à ceux de Lewandowsky qu’il considérait toujours comme utter garbage). Pour avoir discuté longuement avec des complotistes, je peux témoigner que même un modeste revirement d’opinion de leur part est une rareté statistique. C’est aussi une possibilité que la recherche quantitative en sciences sociales permet, entre personnes admettant une certaine objectivité des chiffres. Encouragé par ce demi-succès, j’ai envoyé à mon interlocuteur climatosceptique en plus de nos données, les résultats d’un sondage mené en France sur un échantillon représentatif, auquel nous avions également eu accès pour notre article, qui montrait sans doute possible, comme dans les travaux de Lewandowsky, un lien entre complotisme et climatoscepticisme. Mais sur ces résultats, je n’ai par contre pas obtenu de réponse…

Néanmoins, certaines de ces critiques virulentes et peu scientifiques – une critique constructive requiert de produire des preuves empiriques de ce qu’on avance – peuvent néanmoins être utiles. Ces mêmes climatosceptiques ont, par exemple, correctement identifié une mauvaise interprétation d’un autre résultat de recherche: une étude avait trouvé une corrélation entre des théories du complot contradictoires, par exemple, le fait de croire qu’au moment du raid étatsunien au Pakistan en 2011, Ben Laden était déjà mort, et/ou qu’il est encore vivant dans un lieu tenu secret par les mêmes étatsuniens. Les auteurs en avaient conclu que la mentalité complotiste pouvaient mener à croire en deux affirmations contradictoires. Une nouvelle analyse de leurs données a cependant montré que la corrélation était due aux répondant·e·s qui ne croyaient en aucune des deux théories, et pas aux très rares personnes endossant les deux hypothèses simultanément. Ainsi, parfois, de mauvaises intentions peuvent aboutir à de vertueux résultats…

 

Notre expert Pascal Wagner-Egger est lecteur à l’Unité de psycholinguistique et de psychologie sociale appliquée. Il étudie les croyances, le racisme, le sexisme, ainsi que les représentations sociales.

pascal.wagner@unifr.ch