Dossier
Agir vite mais juste
Forte de deux spécialistes de l’éthique du climat, l’Université de Fribourg se profile comme l’un des leaders internationaux en la matière. Ivo Wallimann-Helmer et Dominic Roser expliquent pourquoi une gouvernance forte, une meilleure collaboration Nord-Sud et une approche interdisciplinaire sont essentielles pour lutter contre le fléau du réchauffement.
L’éthique du climat, quésaco?
Ivo Wallimann-Helmer: L’éthique du climat est une sous--discipline de l’éthique environnementale. Alors que le champ de cette dernière englobe, entre autres, les animaux et la biodiversité, l’éthique du climat porte spécifiquement sur le réchauffement climatique et, la plupart du temps, se concentre sur les êtres humains. Deux questions centrales sous-tendent notre domaine de recherche: doit-on se préoccuper de l’état dans lequel nous laisserons notre planète aux générations suivantes? Si oui, comment devons-nous nous répartir les tâches, tant à l’échelle locale que globale?
Quand les chercheurs ont-ils commencé à se préoccuper d’éthique du climat?
Dominic Roser: Alors que les premiers articles scientifiques portant sur l’éthique environnementale datent d’il y a 40–50 ans, l’éthique du climat ne fait l’objet de publications que depuis une vingtaine d’années, trente au maximum. Il va de soi que les problèmes climatiques, eux, étaient connus depuis plus longtemps. Aujourd’hui, alors que le réchauffement climatique est sur toutes les lèvres et dans toutes les universités, l’éthique du climat fait encore figure de parent pauvre de la branche. A Fribourg, il y a une vraie volonté de renverser la vapeur, notamment en créant, en automne 2018, la Chaire des humanités environnementales, pilotée par Ivo Wallimann-Helmer. Globalement, je constate qu’en Occident l’éthique du climat est plus développée en Europe qu’aux Etats-Unis.
Ivo Wallimann-Helmer: Un autre constat: alors que la question de l’équité entre le Nord et le Sud de la planète est centrale lorsqu’on parle d’éthique du climat, notre discipline est malheureusement encore très peu représentée au Sud. J’observe par ailleurs moi aussi que le débat scientifique sur les questions d’éthique du climat a peu cours dans les universités et les départements de philosophie.
Quels sont les principaux problèmes sur lesquels planchent les éthiciens du climat?
Ivo Wallimann-Helmer: Deux thèmes sont incontournables – pour nous comme pour les autres disciplines scientifiques liées au climat: la réduction des émissions (mitigation) et l’adaptation au changement climatique. Lors de la Conférence de Varsovie de 2013, une troisième thématique est venue se greffer, à savoir les pertes et dommages (loss and damage), qui impliquent un mécanisme de compensation. A cela, il faut ajouter un quatrième thème implicite, le geoengineering, soit l’ensemble des interventions à grande échelle destinées à contrer le changement climatique. C’est seulement en y ayant recours que l’on parviendra à atteindre les objectifs fixés lors du Sommet de Paris en 2015, qui prévoient de limiter à 1,5 degré l’élévation générale de la température par rapport à l’ère préindustrielle. Ces quatre thématiques ont des implications diverses sur l’éthique du climat. Les pertes et dommages et le geoengineering, pour ne citer qu’eux, renvoient aux notions de gouvernance et d’équité. Plutôt que de se demander «Qui fait quoi?», il faut se demander «Comment faire juste?».
Dominic Roser: En effet, les questions liées à la gouvernance et à l’équité sont centrales. Lors des sommets climatiques annuels sous l’égide de l’ONU, les dirigeants continuent à passer leur temps à se demander comment se répartir les tâches entre nations. Le hic, c’est que le réchauffement climatique est un problème global, qui nécessite une gouvernance globale. Mais ce n’est pas tout. Le questionnement doit aller plus loin: qu’on se situe à l’échelon global, national ou individuel, faut-il établir des règles selon le principe – volontaire – de bottom up ou au contraire selon celui – contraignant – de top down?
Vous évoquez la nécessité d’une gouvernance globale. Concrètement, quelle forme pourrait-elle prendre?
Dominic Roser: Dans certains cercles circule l’idée de confier à une entité internationale l’autorité de sanctionner les mauvais élèves en matière climatique. Pour être plus pragmatique, on pourrait imaginer abaisser à 80% la part des voix nécessaires pour prendre des décisions relevant de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), contre 100% actuellement. Une autre idée, qui relève certes de l’utopie, consisterait à obliger les Parlements nationaux à accorder 10% des voix à l’étranger, lors de certains débats en lien avec le climat. En Suisse, je pense notamment à la loi sur le CO2.
Ivo Wallimann-Helmer: Je partage l’avis de Dominic Roser concernant l’importance de focaliser sur la gouvernance. Par contre, je ne suis pas sûr qu’une gouvernance globale, centrée sur des institutions globales, soit la solution la plus efficace. Je pense qu’il vaut mieux se concentrer sur les institutions existantes. C’est-à-dire les états individuels avec leurs structures de gouvernance plus ou moins autonomes.
Hormis la gouvernance, pouvez-vous citer quelques pistes intéressantes?
Ivo Wallimann-Helmer: De façon générale, je dirais que le travail interdisciplinaire est essentiel pour trouver des réponses adéquates au changement climatique. Les spécialistes des différents domaines se mettent malheureusement encore trop peu souvent autour d’une table. L’un des buts de la nouvelle Chaire des humanités environnementales de l’Unifr est d’ailleurs de montrer l’exemple. Comme je l’ai dit précédemment, la question des rapports Nord-Sud est elle aussi centrale. Je participe actuellement à un projet chapeauté par le SUDAC (swissuniversities Development and Cooperation Network), qui prévoit des rencontres entre chercheurs suisses et chercheurs venus d’Inde, du Népal et de plusieurs pays d’Amérique du Sud, afin de tenter de gommer les injustices climatiques. Nous procédons à un échange de compétences en matière de mesures d’adaptation aux changements climatiques. C’est dans ce contexte pratique de protection du climat que m’est venue une idée qui me tient à cœur: créer une boîte à outils destinée à accompagner les praticiens qui font face à une urgence climatique dans leur travail de gouvernance. Il s’agirait d’une sorte de manuel éthique qui listerait les questions à se poser et les principes à interpréter pour trouver un possible cadre d’intervention équitable. Ce cadre guiderait les prises de décision éthiques relatives à la gouvernance climatique, tout particulièrement les mesures d’adaptation.
Les gens crient au scandale; pourtant, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective, on ne prend aucune mesure radicale. Comment expliquer ce paradoxe?
Ivo Wallimann-Helmer: Je pense que cette affirmation est trop forte. Ce sont des particuliers et des organisations non gouvernementales qui parlent de scandale depuis des années, ce parce qu’aucune mesure efficace n’a été prise pour protéger le climat. Le mouvement mondial a démarré il y a quelques mois seulement, avec les grèves climatiques. Mais pourquoi? Je pense qu’il y a deux explications. D’une part, le phénomène du changement climatique n’est pas si aisé à comprendre et n’est pas directement perceptible dans son ensemble. Par conséquent, il est facile de le refouler ou même de ne pas en tenir compte. Cela s’applique non seulement aux citoyens ordinaires, mais aussi aux politiciens. Et pas uniquement aux Etats-Unis! D’autre part, la protection du climat nécessite des décisions politiques à long terme, dont les résultats ne seront visibles ni aujourd’hui, ni demain, mais seulement dans un avenir lointain; alors que pour nous, la plupart d’entre elles ne génèrent que des coûts. C’est pourquoi les politiciens, élus tous les quatre ans, trouvent moins intéressant de placer la protection du climat en tête de leur agenda. Mais quand la pression vient de la population, les choses prennent soudain une autre tournure.
Dominic Roser: Je suis d’accord, la psyché de l’être humain n’est pas adaptée à la gestion de problèmes tels que le changement climatique. Bien qu’extrêmement concret et prouvé scientifiquement, il s’agit d’une réalité abstraite pour la plupart des gens. D’une part car il impacte encore plus fortement les générations futures que contemporaines, d’autre part parce que ses conséquences sont davantage tangibles à l’autre bout de la planète. Pour être plus précis: les effets néfastes de nos émissions – par exemple lorsque nous prenons l’avion ou que nous consommons de la viande – sont répartis sur l’ensemble de la Terre. En tant qu’individu, nous n’assumons qu’un septmilliardième des dégâts pour l’humanité. Et encore, c’est un maximum! Certes, nous ressentons les effets du changement climatique. Mais ils impactent l’ensemble de la population mondiale. D’où l’intérêt d’impliquer systématiquement les locaux dans la gestion des risques qui les concernent. La personnification joue également un rôle dans le degré d’engagement des citoyens. Prenons un exemple: des études ont montré que certaines personnes, qui sont prêtes à ouvrir leur porte-monnaie en faveur d’un enfant défavorisé dont on leur montre la photo, deviennent immédiatement moins généreuses si ce soutien pécuniaire concerne un groupe de huit enfants. J’ai souvent envie de dire aux journalistes suisses: arrêtez d’utiliser des photos du glacier d’Aletsch pour illustrer vos articles sur le changement climatique. Privilégiez des photos de migrants; après tout, même en Suisse, le plus gros impact du réchauffement concerne les gens et non la nature.
Faudrait-il donc laver le cerveau humain afin de le rendre sensible aux réalités abstraites?
Dominic Roser: Il faudrait trouver des alternatives au lavage de cerveau… (rires) Dans tous les cas, le cerveau humain atteint ses limites lorsqu’il a affaire à des défis de cette taille. Dès lors, deux voies sont possibles pour parvenir à appréhender psychologiquement des notions de l’ampleur du changement climatique. La première, c’est de nous modifier; j’entends par là que nous changions notre cœur et notre cerveau; que nous entraînions ce dernier à jongler avec des concepts abstraits et à travailler en mode global. Pour que ce changement de l’intérieur vers l’extérieur se produise, il faudrait la contribution de plusieurs acteurs: journalistes, enseignants, orateurs inspirants et même moralisateurs. Il faudrait que chacun d’entre nous planche sur une nouvelle manière de penser et de ressentir. De façon plus radicale, on pourrait aussi envisager, à l’avenir, d’avoir recours à la chimie afin de rendre notre cerveau plus intelligent et altruiste. C’est ce que préconise le mouvement transhumaniste, une option qui devrait davantage être prise au sérieux.
Et la deuxième voie?
Dominic Roser: Elle consiste à partir du principe que ni notre cœur, ni notre cerveau ne peuvent être modifiés de façon significative. Il faut donc tenter de tirer le meilleur parti de ce cerveau inexorablement imparfait. Puisque l’être humain est incapable de manier des réalités abstraites, il faut avoir recours, dans la mesure du possible, à des images concrètes. Après tout, le réchauffement n’est que le premier d’une longue série de défis globaux qui, eux non plus, ne sont pas adaptés à notre manière naturelle de résoudre les problèmes: intelligence artificielle, résistance aux antibiotiques, etc. Et puisque nous ne sommes pas suffisamment altruistes, visons le porte-monnaie! Par exemple en augmentant les taxes sur les énergies fossiles.
Prof. Wallimann-Helmer, prônez-vous aussi une intervention plus musclée de l’Etat?
Ivo Wallimann-Helmer: Oui, je pense que l’Etat doit davantage faire sa part. Mais certainement pas en lavant le cerveau des citoyens! Ni en réglementant à tout va. Ce processus doit être conduit de façon libérale, en accord avec la population. L’exemple de la fumée est parlant. Lors de la présentation du projet de loi fédérale sur la protection contre le tabagisme passif, la Suisse comptait énormément d’adeptes de la cigarette. Pourtant, aucun référendum n’a été lancé et la loi a pu entrer en vigueur en 2010. Pour la bonne cause, les fumeurs ont été d’accord de scier la branche sur laquelle ils étaient assis. Reste que règles plus strictes riment avec politiciens engagés dans le débat climatique. Or, je suis continuellement étonné – et déçu – de constater que certains élus banalisent l’importance et les conséquences du réchauffement. Après tout, les chiffres sont sur la table. Il n’est tout simplement plus possible de nier l’ampleur du phénomène. Ni le fait qu’il est directement lié aux activités humaines.
Fini de débattre. On peut donc passer à l’action?
Dominic Roser: Non, le débat n’est pas clos. Mais heureusement, il s’est déplacé. Longtemps, on s’est demandé si l’être humain était à l’origine du réchauffement. Désormais, on se concentre enfin sur des questions telles que: de combien faut-il réduire les émissions? Quelles mesures faut-il prendre? En soi, le débat n’est pas mauvais. Il permet d’avancer. Mais à condition de se poser les bonnes questions. Passer des journées entières sous la Coupole fédérale à se demander s’il faut réduire les émissions en Suisse ou à l’étranger a pris beaucoup trop de temps… Dans la même veine, lors de la Conférence de Katowice de 2018, il y a eu beaucoup de blabla autour de cet objectif chiffré de 1,5 degré: une vraie perte de temps, étant donné que parvenir à se limiter à 2 degrés serait déjà surprenant. Je pense qu’on arrive à un stade où il est important de faire une pause, de réfléchir tranquillement aux meilleures options.
Ivo Wallimann-Helmer: Je tiens à ajouter deux éléments. Premièrement, il faut de l’action immédiate. La réflexion est moins urgente que le changement et l’action. Deuxièmement, des évolutions importantes se produisent en ce moment-même. Il est très positif que les organes politiques accordent davantage d’attention au débat sur le changement climatique. Il faut absolument que celle-ci se transforme en lois, afin de concrétiser les mesures à prendre pour réduire les émissions le plus vite possible et élaborer des mesures d’adaptation raisonnables et efficaces.
Quelles sont les meilleures options?
Dominic Roser: Ivo-Wallimann Helmer l’a déjà dit, à mon tour de l’affirmer haut et fort: il faut absolument intensifier la collaboration Nord-Sud. Les focus sont assez différents d’un côté et de l’autre de la planète: alors que dans notre hémisphère, on parle surtout de réduction des émissions, nos homologues du Sud estiment que l’adaptation a d’ores et déjà toute son importance. Or, adhérer à l’idée que la solution unique c’est l’adaptation est un constat d’échec. On encourage les gens à baisser les armes, à cesser le combat. Bien sûr, nous devons apprendre à vivre avec le réchauffement climatique, mais pas seulement! Il faut entreprendre plusieurs démarches en parallèle. C’est en cela que les échanges Nord-Sud sont essentiels.
Ivo Wallimann-Helmer: Je suis tout à fait d’accord! Et je tiens à rappeler que, dans la palette des mesures à prendre pour contenir le réchauffement, il en existe une qui est complètement sous-estimée, en particulier par les politiciens: la production d’émissions négatives. Il s’agit pourtant d’un élément central! Mais les états devront se montrer beaucoup moins frileux en matière d’investissement, car la technologie doit encore faire des bonds en avant. Par ailleurs, aussi bien les mesures que la gouvernance de l’adaptation aux changements climatiques représentent des défis énormes en termes d’équité. Il faut trouver et implémenter des solutions dès aujourd’hui.
Voyez-vous tout de même quelques lueurs d’espoir?
Ivo Wallimann-Helmer: Du côté du mode de vie des habitants des pays développés, il y a clairement du progrès. Actuellement, remettre en question sa manière de consommer et de se déplacer est une évidence pour beaucoup de monde. Autre signal positif: la grève pour le climat initiée par les gymnasiens. Certes, il y a peut-être une part de rébellion générale contre la société, voire de «tourisme de la manif’», dans cette démarche. Mais c’est un moindre mal si on le compare aux effets bénéfiques potentiels. Imaginez les changements de comportement que peuvent induire ces jeunes à l’échelle de leur famille et de leur cercle d’amis! A mon avis, il n’est pas important de connaître les raisons qui incitent ces jeunes à participer aux grèves. Le plus important est qu’ils manifestent. Il faut un changement drastique dans la politique, mais aussi dans notre mode de vie.
Dominic Roser: En effet, l’engagement de la nouvelle génération fait chaud au cœur. Je trouve cet élan d’autant plus intéressant et important qu’il oblige les jeunes à sortir de leur zone de confort. Au fond, ils ne manifestent pas – seulement – contre leurs aînés, ils manifestent contre eux-mêmes. Bref, ils ont tout compris. Je constate par ailleurs avec soulagement que les mots utilisés en lien avec le changement climatique sont devenus beaucoup plus percutants ces dernières années. Dans le langage populaire, «effondrement climatique» commence à remplacer le trop timide «défis climatiques». Dans le même ordre d’idées, «problématique climatique» se transforme en «crise climatique» et «politique climatique» se mue en «état d’urgence climatique». Bref, la terminologie reflète – enfin! – la réalité.
La Chaire des humanités environnementales
Lancée en 2018 à l’Unifr, la Chaire des humanités environnementales est une filière de recherche et d’études unique en Suisse. Cette entité, rattachée aux Sciences de l’environnement et dont Ivo Wallimann-Helmer est le responsable, repose sur une collaboration interfacultaire (sciences, lettres, droit, économie, théologie). «Les Humanités environnementales constituent un champ de recherches novateur, explique le professeur. Les défis climatiques actuels incitent à trouver des solutions créatives; même des disciplines telles que l’art ou l’histoire peuvent apporter leur pierre à l’édifice.» A noter qu’une place toute particulière y est accordée à l’éthique environnementale. «Nous projetons de lancer un Master en sciences de l’environnement avec une spécialisation en humanités environnementales, en première suisse, à l’automne 2020», poursuit Ivo Wallimann-Helmer. Un cursus de bachelor major devrait être introduit dans un deuxième temps. Les deux projets bénéficient de l’existence, en tant que branches complémentaires, des études interdisciplinaires en sciences de l’environnement.
Notre expert Ivo Wallimann-Helmer est titulaire de la nouvelle Chaire des humanités environnementales de l’Unifr. Après avoir étudié la philosophie et la germanistique à Zurich et à Berlin, il a écrit sa thèse de doctorat sur le thème de l’égalité des chances. Durant huit ans, il a été responsable de la formation continue en éthique appliquée du Centre d’éthique de l’Université de Zurich. C’est durant cette période qu’a débuté son engagement dans la recherche en éthique du climat.
Notre expert Dominic Roser est maître d’enseignement et de recherche auprès de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme de l’Unifr. Après des études d’économie, de philosophie et de sciences politiques à l’Université de Berne, il a obtenu un doctorat interdisciplinaire de l’Université de Zurich.