Dossier

«La France a mal à son école»

En France, les mesures de réforme de l’éducation engagées par le nouveau gouvernement provoquent un débat virulent dans les milieux de l’enseignement. Eric Sanchez, professeur de didactique, dénonce une possible dérive scientiste.

Davantage de redoublements, moins d’enseignement interdisciplinaire, changement des rythmes scolaires: le ministère français de l’Education nationale a annoncé la mise en place de ces réformes, et d’autres qu’il souhaite encore «expérimenter». Est-ce l’habituel détricotage associé à chaque nouveau mandat présidentiel? Monté au créneau, dans une tribune retentissante du Monde, Jean-Paul Delahaye, ancien directeur général de l’enseignement scolaire et chargé de mission au cabinet du ministre de l’Education nationale Jack Lang de 2001 à 2002, dénonce un projet «tout entier et historiquement concentré sur l’objectif de tri et de sélection des meilleurs». Pour lui, ces mesures ne feraient que répondre «aux demandes de certaines élites sociopolitiques» qui «veulent conserver leur position dominante dans le système éducatif». Et ce, «quel que soit leur positionnement politique, à droite, au centre ou à gauche». La France, pays porteur des valeurs républicaines de liberté, égalité, fraternité, réaliserait en fait une conception terriblement inégalitaire de l’éducation.

 

Un conflit idéologique et de classes

D’origine française, Eric Sanchez, professeur au Centre d’enseignement et de recherche pour la formation à l’enseignement (CERF), ne pouvait rester insensible à cette polémique. En habitué de Twitter et de Facebook, il s’est intéressé à ce débat qui fait rage aussi sur les réseaux sociaux. «Depuis de nombreuses années, il y a une très forte polarisation du discours à propos des réformes du système éducatif français. Elle a été ravivée par le nouveau ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, qui se pose en défenseur de l’école de tradition républicaine basée sur les savoirs contre ce qu’il appelle le ‹pédagogisme›.»

 

Ces critiques du «pédagogisme» se sont manifestement cristallisées à la création des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) d’après la loi d’orientation sur l’éducation de 1989, dite loi Jospin. La fracture au niveau médiatique se traduit par une polarisation du débat entre savoirs (Le Figaro) et pédagogie (Le Monde). Au nom d’un certain pragmatisme, les héritiers républicains de l’école de Jules Ferry laïque, obligatoire et gratuite pour tous, dénigrent à présent le discours construit par les pédagogues et les spécialistes de l’éducation, pour mieux faire passer leur contre-réforme. Cette attaque idéologique contre le supposé pédagogisme fait bondir le Professeur Eric Sanchez, comme beaucoup de ses semblables en France, Fédération syndicale unitaire de l’enseignement (FSU) et Café pédagogique (site d’information sur l’éducation destiné principalement aux enseignants, ndlr) en tête. «Alors que ce sont les Républicains dans la tradition de Jules Ferry qui ont institué les travaux pédagogiques, le nouveau ministre de l’Education reprend une vieille critique du pédagogisme déjà présente chez un auteur comme Montaigne. Est-ce parce qu’il est très influencé par l’Institut Montaigne, un think tank d’inspiration libérale?» (L’Institut Montaigne a été fondé en 2000 à Paris par un homme d’affaires français avec l’objectif affiché de concilier compétitivité et cohésion sociale. Il a donc une influence en matière de politiques publiques, s’appuyant sur l’expertise de cadres d’entreprises, de hauts-fonctionnaires, d’universitaires et de représentants de la société civile, ndlr).

 

Eric Sanchez explique: «On a l’impression que le nouveau ministère détricote les réformes initiées par Vincent Peillon, puis poursuivies par Najat Vallaud-Belkacem, pour remédier aux inégalités qui s’étaient surtout creusées entre 2002 et 2012. Cela se traduit, par exemple, au niveau des rythmes scolaires, par le retour à la semaine de 4 jours d’école primaire au lieu de 4 jours ou, au niveau du collège, par la remise en cause du remplacement de l’option latin/grec par les enseignements pratiques interdisciplinaires pour tous les élèves (EPI). Il est prévu aussi d’expérimenter la mise en place de prérequis pour entrer à l’université, à savoir la validation d’un corpus de connaissances spécifiques pour pouvoir entrer dans une filière. Il ne s’agit rien de moins qu’une sélection supplémentaire de l’accès aux hautes études. Les familles et les élèves favorisés s’en accommoderont mieux que les autres.»

 

 

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Une dérive scientiste?

En outre, cette opposition entre «républicains et pédagogistes» serait artificielle et ce débat stérile, selon Eric Sanchez: «Les termes du débat ne sont pas posés, les propos des pédagogues sont caricaturés, voire inventés de toutes pièces. Par exemple, la dichotomie entre les deux méthodes d’apprentissage de la lecture, la méthode syllabique et la méthode globale, n’a pas tellement de sens. Des études montrent qu’elles sont complémentaires et jamais utilisées de manière exclusive par les enseignants. Mais les tenants du discours «républicain» n’en font pas cas. Ils ignorent aussi les études montrant que le redoublement est peu efficace. Ils ne prennent pas au sérieux les sciences de l’éducation, préférant s’appuyer sur des résultats issus des neurosciences. Cette orientation scientiste du gouvernement français m’inquiète.» Le Professeur Sanchez a eu l’occasion, au cours de sa carrière, d’enseigner sur plusieurs continents, dans différents contextes en Europe, en Afrique, en Amérique du Nord et en Océanie. C’est pourquoi, selon lui, «l’idée qu’une science cultivée en laboratoire permettra de résoudre les problèmes de l’éducation par simple transposition dans le terreau vivant qu’est une classe relève d’une incompréhension profonde de ce qu’est la recherche scientifique. Ses résultats ne doivent pas être ignorés, mais ils ne peuvent pas être appliqués tels quels, sans l’élaboration de méthodes éprouvées en contexte social et humain. C’est là qu’interviennent les sciences de l’éducation et la pédagogie. Il y a étrangement, au pays de la sociologie, une ignorance de ce que sont les sciences sociales».

 

 

Un faux débat sur fond d’inquiétudes sociales

A vrai dire, l’école française ne va pas mal pour tout le monde. Près de la moitié des élèves (44%) quittent le système éducatif avec un diplôme de l’enseignement supérieur. Mais ces diplômés sont issus majoritairement des classes moyennes et favorisées. Les élèves en difficulté (30%) sont issus pour la plupart des catégories défavorisées. Alors, quand l’actuel gouvernement annonce qu’il veut donner plus d’autonomie en matière d’éducation aux établissements scolaires, Eric Sanchez doute: «En réalité, il y a peu de latitude pour les établissements des zones les plus défavorisées. En banlieue, l’école apparaît aux enfants comme un monde étranger, qui ne leur ressemble pas. Ils perçoivent qu’elle ne leur offrira pas le tremplin social qu’elle est censée leur promettre.»

 

Sous couvert de pragmatisme, la tendance plutôt libérale du nouveau gouvernement renforcerait les avantages des classes favorisées, au détriment des autres. La polarisation du discours sur l’éducation trahirait donc aussi, plus profondément, une inquiétude des classes moyennes redoutant un déclassement. Une évolution inéluctable? «La France a mal à son école», conclut le Professeur Eric Sanchez. «Nous verrons dans cinq ans si le prochain gouvernement remettra à nouveau les compteurs à zéro. Mais c’est dramatique, car la continuité est essentielle dans l’enseignement et l’éducation.»

 

Notre expert Eric Sanchez est agrégé de biologie-­géologie en France. Il a d’abord enseigné en Afrique, en Nouvelle-Calédonie et au Québec, où il est aussi professeur associé à l’Université de Sherbrooke. Depuis deux ans, il est professeur de didactique à l’Université de Fribourg, au Centre d’enseignement et de recherche pour la formation à l’enseignement (CERF). Ses recherches portent sur les usages du numérique en contexte éducatif (e. Education), en particulier sur les jeux numériques pour l’éducation et la formation. Avec son doctorant Guillaume Bonvin, il analyse actuellement les effets de Classcraft, un jeu dédié à la gestion de classe, joué dans 14 écoles suisses.

eric.sanchez@unifr.ch