Dossier

L’oubli, un mal nécessaire?

Perte de mémoire ne rime pas forcément avec Alzheimer. Au contraire, la dégradation de cette habileté cognitive fait partie du vieillissement normal, explique Valérie Camos. La professeure de psychologie cognitive en profite pour rappeler qu’il n’existe pas une seule mémoire, mais de nombreuses.

Dans un contexte d’hypermédiatisation de la maladie d’Alzheimer, le raccourci perte de mémoire = début d’Alzheimer est très fréquent. Songeons au classique «Aïe, je dois avoir Alzheimer», lorsqu’on oublie le prénom de son voisin. Or, cas pathologiques mis à part, la dégradation de la mémoire est une évolution parfaitement naturelle, tout comme celle des autres habiletés cognitives, rappelle Valérie Camos, professeure de psychologie cognitive à l’Université de Fribourg. «L’état actuel de la recherche permet d’affirmer qu’après 65 ans la majorité des adultes doivent compter avec la baisse d’au moins une de leurs habiletés cognitives. Après 80 ans, au moins deux de ces habiletés se dégradent et après 90 ans, au moins trois.»


Valérie Camos met au passage le doigt sur un autre raccourci commun, celui qui consiste à utiliser le terme de «mémoire» (au singulier), «alors que des mémoires, il y en a de nombreuses». Selon la chercheuse, la confusion vient peut-être du mot anglais memory, un terme neutre englobant la pluralité de la mémoire. Afin de bien mettre les points sur les i, la professeure commence par faire une distinction de base, «qui existait déjà bien avant la naissance de la psychologie scientifique à la fin du XIXe siècle»: celle entre mémoire à court terme et mémoire à long terme. Appelée aussi mémoire de travail, la mémoire à court terme «est celle qui permet de traiter les informations, de faire l’interface entre ce que l’on connaît déjà et ce qui est nouveau». Sans surprise, un dysfonctionnement de la mémoire à court terme peut être très handicapant. «Chez un enfant, il faut attendre environ 7 ans avant qu’elle ne soit structurée comme celle de l’adulte.» Voilà qui explique pourquoi tant de bambins en bas âge, lorsqu’on les envoie chercher un objet dans leur chambre, «reviennent avec autre chose… ou ne reviennent jamais», plaisante Valérie Camos. Il faut même attendre leurs 15 ans avant que les jeunes soient dotés d’une mémoire à court terme «fonctionnant vraiment comme celle d’un adulte», précise la professeure en psychologie. Chez les seniors, la dégradation de ce type de mémoire s’illustre par le fameux «Mais qu’étais-je donc venu faire à la cuisine?»

 

Pas de cartographie exhaustive

Alors qu’il n’existe qu’un type de mémoire à court terme, la mémoire à long terme se subdivise en une myriade de sous-catégories. «Il n’est pas possible d’en établir une liste exhaustive, étant donné que certaines se recoupent partiellement. Par ailleurs, tous les chercheurs ne sont pas d’accord sur les contours de ces subdivisions», commente Valérie Camos. L’une des mémoires à long terme les plus célèbres est la mémoire autobiographique, à savoir les souvenirs. Pour de nombreuses personnes, «la notion de mémoire à long terme se résume même aux souvenirs. Dans les faits, il y a beaucoup d’autres éléments que stocke notre cerveau. Par exemple, savoir que la capitale de la Suisse est Berne n’est pas un souvenir. D’ailleurs, rares sont les Suisses qui se souviennent quand ils ont acquis cette information. Il faut donc aussi distinguer la mémoire de la source du contenu de la mémoire sémantique.»

 

Tous les savoirs engrangés par un individu sont regroupés au sein d’une mémoire dite déclarative. «Quant aux savoir-faire, par exemple conduire une voiture ou extraire une racine carrée, ils sont de l’ordre de la mémoire procédurale», poursuit la professeure. Ces deux catégories sont elles-mêmes subdivisées en mémoires implicite et explicite. «Si je demande à une personne de compléter un texte à trous grâce à une liste de mots apprise peu avant, elle va devoir faire appel à sa mémoire explicite. Par contre, si, après avoir lu cette liste, la consigne est d’avoir recours à n’importe quel mot lui venant à l’esprit, c’est la mémoire implicite qui sera sollicitée.»

 

Mémoire implicite épargnée par le vieillissement

Tous les êtres humains «normaux» naissent équipés de l’intégralité des types de mémoires. Au cours de la vie, certaines mémoires sont amenées à se dégrader ou dysfonctionner, que ce soit en raison de la vieillesse, d’une maladie ou d’un accident. «Actuellement, on ne peut pas dire pour une personne en particulier quelles sont les mémoires les plus affectées par le vieillissement, ni dans quel ordre elles le sont. L’un des enjeux principaux de la recherche est de pouvoir disposer d’informations permettant de mieux prédire le vieillissement cognitif», explique la chercheuse.

 

Ce que l’on connaît par contre, ce sont «les mémoires les plus épargnées par le vieillissement: la mémoire implicite, l’organisation des connaissances et la mémoire prospective, qu’on pourrait définir comme la mémoire des choses à faire». Cette dernière remarque peut surprendre, les personnes âgées donnant globalement l’impression d’oublier des rendez-vous plus souvent que la moyenne. «Il ne faut pas confondre détérioration de la mémoire et baisse des capacités attentionnelles», avertit Valérie Camos. Fréquente chez les aînés, la diminution de l’attention peut, en effet, créer des interférences, «donnant faussement l’impression que c’est la mémoire qui est affectée.» Et de prendre l’exemple d’un senior censé rappeler sa fille trois heures plus tard: «S’il passe ces trois heures assis à côté du téléphone, il n’oubliera probablement pas le coup de fil. Par contre, s’il fait d’autres choses pendant ce temps, le risque qu’il ne rappelle pas augmentera.»

 

Oublier les situations désagréables

Qu’en est-il de la mémoire autobiographique, dont on met souvent les caprices sur le compte du vieillissement? «Les études montrent qu’on conserve généralement beaucoup de souvenirs des événements qui se sont déroulés avant nos 30 ans. Puis, il y a un vide relatif concernant la période 30–60 ans, après quoi les souvenirs redeviennent vifs», commente la professeure. Selon elle, «il y a peut-être une bonne raison» à ce trou de plusieurs décennies: «C’est le moment de la vie qui comporte le plus d’éléments répétitifs, donc il serait inutile de les stocker tous.» Valérie Camos va plus loin: «Dans nos sociétés occidentales, on se plaint constamment d’oublier des choses. Or, l’oubli n’est pas négatif en soi, car il permet d’alléger le système, de laisser la place à d’autres informations et de retrouver ces dernières plus rapidement. Imaginez que vous vous souveniez de la moindre tache sur une robe…» Autre avantage de la perte de souvenirs: elle permet de ne pas avoir à revivre certaines situations désagréables. Reste que cette crainte de l’oubli montre «à quel point les attentes sociales sont fortes sur les performances intellectuelles, mémoire y compris», analyse la chercheuse. Dans la foulée, «on assiste actuellement à l’augmentation de la pression commerciale sur le développement de méthodes censées entraîner la mémoire». Valérie Camos rapporte que, jusqu’à présent, toutes les recherches menées sur ces méthodes ont démontré leur inefficacité. «Ce que l’on sait par contre, c’est qu’une vie saine, comprenant des contacts sociaux réguliers, permet de subir moins de déficits cognitifs.» En effet, le fait de jongler entre les rendez-vous ou encore de jouer aux cartes permet d’entretenir la mémoire, ou plutôt les mémoires. Comme quoi les soirées bridge entre retraités ont encore de beaux jours devant elles.

 

Professeure de psychologie cognitive depuis 2010 à l’Université de Fribourg, Valérie Camos est une spécialiste de la mémoire de travail. Elle participe actuellement à une importante recherche internationale financée par un fonds britannique, l’étude WOMAAC (Working memory across the adult lifespan: An adver­sarial collaboration). Trois équipes (une écossaise, une américaine et une suisse) explorent les trois modèles explicatifs de fonctionnement de ce type de mémoire. Associée au Professeur Pierre Barrouillet, de l’Université de Genève, Valérie Camos se consacre au TBRS (Time-based resource sharing model). «Nous étudions les interactions entre notre environnement, nos connaissances et leur traitement.» Ce projet, qui a démarré cette année, court jusqu’en 2020.

valerie.camos@unifr.ch