Dossier

Gymnastique du cerveau

Sauter d’une langue à l’autre représente parfois une véritable gymnastique. Cet exercice peut-il alors aider le cerveau à garder la forme? Et, en cas d’Alzheimer, le bilinguisme peut-il avoir un impact sur la maladie? Eclairage.

Le bilinguisme, c’est son affaire depuis toujours. Enfant, Jean-Marie Annoni, professeur à la Chaire de neurologie de l’Université de Fribourg et médecin agréé à l’Unité de neurologie de l’hôpital fribourgeois, acquiert le français et l’italien; chercheur, il se concentre sur l’étude du cerveau bilingue et, principalement, sur l’impact, selon les langues, l’âge d’acquisition et le niveau de maîtrise, du bilinguisme sur le comportement neurologique. Et cela à la faveur d’une rencontre déterminante avec un de ses anciens professeurs, qui lui a inculqué la passion de ce champ d’études.

 

Le bilinguisme est volontiers considéré comme une richesse sociale et professionnelle, mais au niveau de la structure et du fonctionnement du cerveau, les différences sont, somme toute, infimes. Il en existe quelques-unes, certes, notamment dans la taille de la zone activée. Jean-Marie Annoni détaille: «Les régions cérébrales qui accueillent la gestion de chacune des langues se situent dans une même zone de l’hémisphère gauche. La grande différence observée est, paradoxalement, que cette zone est plus vaste dans les cas de monolinguisme ou d’acquisition tardive d’une seconde langue que lors d’un bilinguisme précoce.» Et précise que, «Jusqu’à l’âge de 5 à 7 ans, la faculté d’acquisition des sons et de la prononciation étant particulièrement développée, le cerveau d’un bilingue précoce est soumis à moins d’efforts que celui d’un bilingue tardif, ainsi poussé à développer des stratégies plus complexes pour parvenir à la maitrise de la seconde langue».

 

Le cerveau bilingue, tout en contrôle

Etre capable de parler, écouter, passer d’une langue à l’autre sans confusion possible nécessite un mécanisme de contrôle que le cerveau monolingue possède, mais n’affecte pas à la gestion des langues et exploite moins fréquemment au quotidien. Système extrêmement dynamique, il permet à tout moment d’inhiber une langue au profit de l’autre et procure une plus grande rapidité pour passer d’une activité à une autre. Des études suggèrent même qu’il participe activement aux capacités de réserves cognitives du cerveau.

 

Pour gérer deux langues dans une même zone, qui plus est de taille réduite, ce mécanisme se fait aussi champion de l’économie des ressources… Les recherches ont montré que la mémoire du sens du mot se situe au même endroit dans le cerveau et ceci indépendamment de la langue. Ainsi, en activant les mots montagne ou Berg, le cerveau bilingue ira chercher son sens dans un seul et même lieu de stockage sémantique. Par contre, lors de lecture, il s’adapte à la langue dans laquelle il se trouve, puisque la valeur affectée à chaque lettre et la séquence syntaxique du français ou de l’allemand sont très spécifiques. De quoi faire briller les yeux du Professeur Annoni: «Considérant le nombre de langues répertoriées et le phénomène de métissage croissant des sociétés, le champ combinatoire des bilinguismes possibles et celui de nos études devient très vaste. En Suisse, le taux de bilinguisme est par tradition élevé…»

 

Ses recherches actuelles et futures, complexes, implique(ro)nt aussi des spécialistes d’horizons plus larges que la seule neurologie: collaborations avec des psycholinguistes, très précieuses pour poser un cadre méthodologique sûr; avec des logopédistes, qui enrichissent les perspectives de leurs connaissances cliniques; des psychologues pour valider certains modèles entre les fonctions cognitives et le langage; ainsi que des interprètes et des traducteurs ou encore des didacticiens du langage.

 

La question de ces capacités spécifiques peut se poser lors d’une dégénérescence telle que la maladie d’Alzheimer, même si les capacités de langage sont moins affectées que la mémoire. Pour y répondre, le Professeur Annoni a mis à l’épreuve trois théories distinctes: c’est la première langue acquise, ou celle que l’on utilise le plus souvent, ou même la langue du cœur – puisque l’émotionnel joue un grand rôle dans les mécanismes cérébraux – qui résisterait le mieux à Alzheimer. Le constat de ses observations est que le cerveau bilingue aura une propension au mélange des langues. Des thèmes liés à un univers de référence seront abordés dans la première langue, d’autres plus spécifiques à un second environnement dans l’autre langue. Les patients bilingues atteints d’Alzheimer ne perdront donc pas une langue plus vite que l’autre; même si la langue la plus faible, car il y en a toujours une selon le temps d’immersion dans l’un ou l’autre environnement linguistique, posera plus vite des problèmes de communication.

 

De quoi se réjouir

Parmi d’autres enseignements majeurs, citons une découverte faite en 2011 par une équipe canadienne qui a démontré que, parmi les malades d’Alzheimer, les bilingues étaient atteints quatre ans plus tard que les monolingues. Un constat corroboré par une étude indo-écossaise, publiée en 2014, apportant pour la première fois la preuve qu’avoir appris au moins une langue étrangère dans sa vie est un facteur indépendant de protection des fonctions cérébrales après 70 ans. Plutôt réjouissant pour un canton bilingue comme Fribourg! «On ne peut pas affirmer qu’il est mieux d’être bilingue que monolingue! Mais manipuler plusieurs langues sollicite des régions impliquées dans l’attention et la résolution de problèmes qui, stimulées durablement, peuvent contribuer à lutter contre Alzheimer ou d’autres maladies dégénératives dues au vieillissement», constate le Professeur Annoni.

 

Celui-ci s’enthousiasme déjà de poursuivre ses recherches pour les avancées positives qu’elles pourraient apporter aux patients bilingues. L’objectif principal est double: s’atteler, d’une part aux processus de récupération du langage, aux interventions possibles sur une seule ou sur les deux langues d’un patient bilingue; et étudier, d’autre part, le potentiel d’actions exogènes sur le mécanisme de contrôle qui gère le bilinguisme pour faciliter une langue au profit de l’autre, en exposant des patients bilingues à des stimuli magnétiques et en analysant l’impact sur leurs capacités pour chacune des langues. Ou comment apporter un bénéfice concret à de nombreux Fribourgeois!