Dossier

Docteur, j’ai la mémoire qui flanche

Plateforme multi-sites fribourgeoise, la Consultation Mémoire offre à tous les Fribourgeois un diagnostic spécialisé sur les troubles de la mémoire menant parfois à des démences comme la maladie d’Alzheimer. Interview avec les responsables du site de l’hôpital fribourgeois

Loin d’être unique en Suisse, la Consultation Mémoire de l’hôpital fribourgeois a la particularité de s’adresser à une population bilingue. Mise sur pied en 2013, elle répond aux besoins des personnes souffrant de troubles de la mémoire souhaitant une évaluation approfondie, de leurs proches, ainsi que des médecins traitants. universitas en a rencontré les deux responsables pour la Ville de Fribourg, les Docteurs Françoise Colombo-Thuillard, cheffe de l’Unité de neuro-psychologie et aphasiologie de l’hôpital fribourgeois, et Jean-Marie Annoni, professeur ordinaire à la Chaire de neurologie du Département de médecine de l’Université de Fribourg et médecin agréé de l’hôpital fribourgeois.

 

Quels sont les objectifs de la Consultation Mémoire?

Jean-Marie Annoni: Nous nous adressons à deux publics distincts: d’une part, les médecins généralistes qui ont le besoin d’établir un diagnostic plus précis pour leurs patients; d’autre part, les patients eux-mêmes et leur entourage familial, qui souhaitent connaître un diagnostic fin et comprendre les implications de ces troubles sur leur vie quotidienne. Notre travail est de fournir au patient des explications pour une meilleure compréhension de sa maladie. Conseils, échanges et diagnostic représentent une bonne part de nos prestations. Par la suite, nous référons le patient auprès de structures professionnelles ou associatives, comme les médecins traitants, l’Aide à domicile, l’Association Alzheimer Suisse… Et auprès des centres de prise en charge individuelle spécialisée du Canton, à Billens, Riaz, Meyriez, Tavel ou Marsens, ainsi que des centres ambulatoires de psychiatrie de la personne âgée. Si besoin, nous les suivons également ponctuellement.

Françoise Colombo-Thuillard: Les spécialistes de la Consultation Mémoire fonctionnaient déjà, à un niveau plus réduit de collaboration, avant la création de la structure. Pour traiter ce type de démence, où l’aspect cognitif est dominant, l’approche principale se situe au niveau neuropsychologique, spécialité pour laquelle l’HFR était déjà doté d’une unité. Nous voulons optimiser la prise en charge pour que les médecins de famille, comme les patients et leur entourage, aient une porte d’entrée vers des spécialistes, capables de les orienter quel que soit le trouble de la mémoire développé et sa gravité. La Consultation Mémoire met en réseau plusieurs ressources spécialisées, disséminées dans le Canton, et fait partie d’un réseau plus large d’échanges d’expériences aux niveaux romand et suisse.

 

Selon vous, quelle est la spécificité propre à la structure fribourgeoise?

Jean-Marie Annoni: Vu la réalité bilingue du Canton de Fribourg, nous devons répondre à tous les patients et offrir une réponse institutionnelle identique, indépendamment de l’appartenance linguistique.

Françoise Colombo-Thuillard: Notre approche, dès les débuts, a été de travailler très étroitement avec les médecins traitants, toujours les premiers au contact des patients. Il y a, dans la société fribourgeoise, un attachement plus grand que dans d’autres régions fortement urbaines entre l’individu et son médecin de famille; il nous a paru essentiel de développer une collaboration de proximité en ce sens.

 

Où se situe la frontière entre troubles de la mémoire et démence?

Françoise Colombo-Thuillard: Des oublis, tout le monde en a. Avec l’âge, on peut se demander si c’est une maladie. Le patient ou son entourage peuvent développer des suspicions comme les refuser catégoriquement. Le médecin de famille, le premier consulté, possède bien quelques outils pour une première réponse, mais lorsque des doutes subsistent, notre dépistage intervient. Nous questionnons le patient, interrogeons les proches aussi, car la plainte mnésique connaît ce paradoxe: plus un patient cherche à occulter le problème, plus l’entourage s’en aperçoit. Notre rôle est d’apporter une réponse claire et rassurante à tous.

Jean-Marie Annoni: Nous aimerions pouvoir effectuer des dépistages plus précoces. Très souvent les patients nous approchent dès le moment où un impact sur leur vie quotidienne s’est fait jour. Nous préconisons une première approche anticipée, seule clé pour intervenir durablement dans une maladie où la dégénérescence se manifeste lentement.

 

Médicalement, de quoi parle-t-on exactement?

Françoise Colombo-Thuillard: Les troubles de la mémoire sont induits par une modification cellulaire bio-logique entraînant des dysfonctionnements dans la transmission des informations entre les neurones, affectant parfois un niveau structurel avec la mort des cellules. On ne meurt pas d’Alzheimer, mais de la perte d’autonomie cognitive et physiologique qu’elle cause. Pour poser un diagnostic, nous observons le fonctionnement de cette transmission. En cas de dépistage précoce, on peut intervenir par médication pour stimuler la transmission des informations. D’autres maladies qu’Alzheimer, curables, peuvent même être décelées. Plus tardivement, la reconstruction s’avère impossible: les traitements ne peuvent plus que diminuer la vitesse de dégénérescence.

Jean-Marie Annoni: Les troubles de la mémoire peuvent mener au constat clinique de démence. L’Alzheimer en est une des formes, la plus fréquente. Plusieurs protéines, comme l’amyloïde, ne sont plus métabolisées dans la cellule. Des dépôts viennent perturber son fonctionnement, puis l’asphyxier jusqu’à la mort. Les chaînes de neurotransmission se brisent peu à peu et affectent le fonctionnement neurologique, avec une gravité croissante sur un laps de temps entre 8 et 10 ans. Parmi les patients souffrant d’un trouble cognitif léger, seul un certain pourcentage évoluera vers Alzheimer, avec un impact significatif sur la vie quotidienne. Les symptômes les plus courants sont des troubles de la gestuelle, du langage, des difficultés de reconnaissance des personnes de l’entourage et de l’évaluation spatio-temporelle, des sautes d’humeur inhabituelles ou encore des réactions émotionnelles inattendues.

 

Comment se prémunir contre ce risque?

Jean-Marie Annoni: Des actions de sensibilisation informent régulièrement sur les facteurs de risque les plus fréquents pouvant déboucher sur Alzheimer. Les recommandations sont les suivantes: renoncer à fumer, limiter sa consommation d’alcool et de médicaments, s’alimenter sainement (régime méditerranéen), pratiquer des activités physiques, éviter le surpoids, l’hypertension et un taux de cholestérol trop élevé, stimuler activement ses facultés cognitives et garder des intérêts, aller à la rencontre des autres, rester sociable, etc. Toutes mesures d’autant plus efficaces si elles sont appliquées tôt et durablement.

 

Et cela ne concerne que les personnes âgées?

Françoise Colombo-Thuillard: Il faut dissocier les pathologies de la mémoire des troubles liés à l’âge. Nous rencontrons souvent des patients encore dans la vie active, certains victimes de mobbing parce qu’ils perdent peu à peu leurs compétences à cause de la maladie. Avec les ans, les performances cognitives deviennent moins homogènes, on fait tout un peu moins bien. On parle de démence lorsque le phénomène naturel dû au vieillissement est plus important que celui attendu.

Jean-Marie Annoni: Les plus jeunes de nos patients sont des quinquagénaires. A partir de 60 ans, le phénomène prend de l’ampleur statistique et c’est au-dessus de 80 ans que l’on rencontre le plus de sujets à une perte d’autonomie.

 

De combien de malades parle-t-on à Fribourg?

Jean-Marie Annoni: Nous avons vu un millier de patients, mais la population potentiellement atteinte est largement supérieure. Parfois le médecin traitant prend seul en charge son patient avant de le référer, ou non, à notre consultation spécialisée. On fait aussi face à un certain tabou social chez les patients et leur entourage: il y a une forme d’angoisse à envisager une telle maladie, alors on met les troubles cognitifs sur le compte du vieillissement normal.

Françoise Colombo-Thuillard: Dès qu’il y a une situation familiale complexe, on a tendance à freiner le processus. Or, il s’avère que, très souvent, le diagnostic peut se révéler apaisant. Les patients et leur entourage peuvent se respecter à nouveau, une fois que la situation est correctement connue et évaluée.

 

A quel type d’examens un nouveau patient doit-il s’attendre lors de ce diagnostic?

Françoise Colombo-Thuillard: Du patient, nous dressons un profil cognitif, neuro-clinique et radiologique. Nous procédons aussi à des examens complémentaires par ponction lombaire, pour déterminer des marqueurs biologiques, ou par IRM. Nos analyses sont très ciblées, puisque nous savons quels troubles de la mémoire débouchent sur quelle pathologie. Notre diagnostic, concerté et interdisciplinaire, diminue en effet le risque d’erreurs.

Jean-Marie Annoni: Il y a une importante phase d’écoute du patient, puis un diagnostic somatique. Notre approche spécialisée permet d’atteindre environ 80% de diagnostics corrects.

 

Rencontrez-vous des problèmes à la communication de votre diagnostic?

Françoise Colombo-Thuillard: Tout est une question d’écoute, de respect mutuel, de confiance… L’exercice est toujours délicat!

Jean-Marie Annoni: Il est important de sentir quand le patient est prêt à connaître le diagnostic… Une fois transmis, sa connaissance induit deux réactions opposées chez les patients: pour la plupart une anxiété en diminution, mais aussi, dans de rares cas, une augmentation du risque de suicide dans les trois mois.

 

Après trois ans de fonctionnement, quel bilan tirez-vous?

Jean-Marie Annoni: Les patients rencontrés demandent souvent à être revus, le taux de consultations suivies est important. Les médecins cherchent des solutions aux troubles fonctionnels de leurs patients; les troubles de la mémoire étant des pathologies très anxiogènes, nous avons su développer un langage clair. Enfin, je me réjouis de la qualité de la collaboration entre l’hôpital fribourgeois et l’Université de Fribourg: la Consultation Mémoire est un ancrage officiel, qui formalise d’excellentes synergies.

Françoise Colombo-Thuillard: J’abonde quant à la qualité de l’interaction entre l’approche clinique et l’apport universitaire, comme pour le lien de proximité que nous avons su développer avec les médecins traitants et avec les patients. Dans un environnement, somme toute, terrien et provincial, nous parvenons à rassurer par des réponses concrètes en phase avec le quotidien. Qu’en est-il de ma capacité à la conduite automobile? En quoi la maladie va-t-elle affecter mon mode de vie? Etc.

 

 

Et votre vision des développements futurs?

Françoise Colombo-Thuillard: Un plus grand soutien public nous permettrait de dépasser un plafond déjà atteint. La structure est connue et reconnue à Fribourg. Elle répond, avec des moyens limités, par des prestations cohérentes pour tous dans le Canton. Ce type de maladies ne fléchit pas, il nous faudra investir encore plus de temps pour obtenir ces ressources. J’aimerais aussi mieux organiser les suites données aux consultations, développer des groupes de soutien et offrir des compléments thérapeutiques à l’approche relationnelle.

Jean-Marie Annoni: Notre organisation se devait d’être la plus légère possible: les consultations répondent aux attentes, sont prises en charge par les caisses maladie et nous bénéficions du support administratif de l’Hôpital. Au-delà, nous n’avons reçu qu’un soutien public de principe, hormis pour la part de notre temps investi. J’aimerais développer plus de ponts vers les Hautes Ecoles de la Santé. Je sais à quel point la Consultation Mémoire peut être un moteur pour de nombreux projets de recherche: nous avons un besoin constant de nouveaux outils pour avancer. Et j’espère que la récente demande déposée pour une recherche dans le domaine des biomarqueurs, qui permettraient le dépistage biologique des maladies, aboutira.

 

De toutes les consultations, une belle histoire à retenir?

Françoise Colombo-Thuillard: Celle d’un haut fonctionnaire fédéral pour lequel la maladie induisait de fortes complications dans son couple. Suite au diagnostic, le couple a pu retrouver un respect mutuel. Je me rappelle aussi qu’il était féru d’improvisation pianistique et, lorsque son autonomie a dramatiquement fléchi, c’est la dernière part de ses compétences qui est restée intacte. J’en ai conservé l’enregistrement et y trouve toujours une forme d’émotion…

 

Jean-Marie Annoni est professeur ordinaire à la Chaire de neurologie du Département de médecine.

jean-marie.annoni@unifr.ch

Françoise Colombo-Thulliard

est responsable de l’Unité de neuropsychologie et aphasiologie de l’hôpital fribourgeois.

francoise.colombo@h-fr.ch