Dossier

Un accessoire qui cache... ou révèle

Dans son roman La Religieuse, publié en 1796, Diderot fait subir un dévoilement brutal à son personnage principal, la fervente Suzanne Simonin. Analyse de la scène avec la doctorante Bénédicte Prot.

«Cependant, à force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d’autres, et l’on me vit. J’ai la figure intéressante; la profonde douleur l’avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère.» Soupçonnée d’être folle, voire possédée, Suzanne Simonin – le personnage principal du roman de Diderot La Religieuse, publié en 1796 – est emmenée de force devant le grand vicaire, qui demande qu’elle soit dépouillée de son voile de nonne. Cette scène, située à peu près à la moitié de l’ouvrage, «joue clairement entre les notions de dévoilement du corps et de l’âme», observe Bénédicte Prot, doctorante ès lettres aux Universités de Fribourg et de Lorraine. «Une fois de plus, on y constate que le voile est un accessoire qui n’a d’intérêt et de sens que si on se penche sur ce qu’il peut cacher…ou révéler!»

 

Justement, Diderot maintient le flou autour de ce que révèle le voile arraché à sa Religieuse. «N’importe quel lecteur, du XVIIIe au XXIe siècle, a dû se demander ce que cet ‹on me vit› voulait dire exactement», plaisante Bénédicte Prot. S’agit-il du visage? D’une épaule? Du corps entier de Suzanne? «Le mystère entourant cette formulation particulière est encore renforcé par le fait qu’il s’agit d’une tournure impersonnelle, qui crée un effet de masse indifférencié. Qui est-ce qui voit la jeune femme: le grand vicaire? les autres religieuses?» Le texte poursuit: «J’ai la figure intéressante », brouillant encore un peu plus les cartes. «Au XVIIIe siècle, le mot ‹figure› était polysémique et pouvait aussi désigner le corps. Quant au qualificatif ‹intéressant›, à l’époque, il pouvait vouloir dire émouvant ou touchant». D’autres extraits de la scène viennent d’ailleurs corroborer l’hypothèse selon laquelle Diderot veut faire de Suzanne «une figure pathétique», analyse la doctorante. Et de citer la phrase suivante, qui intervient, elle aussi, juste après le dévoilement: «J’ai un son de voix qui touche; on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié sur les jeunes acolytes de l’archidiacre.»

 

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Le voile comme métaphore

Mais pourquoi donc l’écrivain et encyclopédiste français introduit-il cette notion de pathos? «Tout le roman prend la forme d’une longue lettre, écrite à la première personne par la jeune femme à son protecteur. Souhaitant quitter le couvent, elle cherche logiquement à obtenir son soutien, sa compassion.». Au travers de cette pathétique scène de dévoilement, l’homme des Lumières renforce par la même occasion sa critique de la vie conventuelle. Mais pas seulement. La doctorante met le doigt sur le rapprochement onomastique entre cette Suzanne et le personnage du Livre de Daniel, qui a fait l’objet de nombreuses représentations picturales. Pour mémoire, cet épisode biblique relate l’histoire d’une jeune femme, épiée par deux vieillards libidineux alors qu’elle prend son bain. Pour la punir d’avoir refusé leurs avances, ils tentent de la faire condamner à mort. Fin connaisseur et analyste d’art, Diderot affectionne tout particulièrement les toiles qui ont pour sujet Suzanne et les vieillards, car elles s’inscrivent dans l’esthétique du tableau développée au XVIIIe siècle dans la peinture et dans la littérature. «La scène de dévoilement de Suzanne Simonin est conçue comme un tableau, c’est-à-dire comme une forme close, sorte d’arrêt sur image, qui attire et exclut à la fois le spectateur.»

Dans cet extrait, le voile a aussi valeur de métaphore, conclut Bénédicte Prot. D’abord cousu, puis déchiré, le voile ne demande qu’à être levé par le vicaire, qui tente de comprendre le cas de cette religieuse fervente qui souhaite rompre ses vœux. «S’il donne lieu à une pathétique mise à nu de Suzanne, encore faut-il voir que le dévoilement révèle au lecteur bien des choses sur la façon dont le roman de Diderot est littérairement construit.»

 

Bénédicte Prot est assistante diplômée à la Chaire médecine et société. Elle effectue un doctorat ès Lettres, dans le cadre d’une co-tutelle entre les Universités de Fribourg et de Lorraine, sur les représentations de la nudité au XVIIIe siècle. Interdisciplinaire, ce travail se base notamment sur des représentations artistiques et des textes médicaux anatomiques.

benedicte.prot@unifr.ch