Universités«Il y a 10 ans, on ne savait presque rien de l’islam en Suisse»
À l’Université de Fribourg, le Centre suisse islam et société (CSIS) fête ses dix ans. Une institution unique en Suisse, qui a inscrit la communauté musulmane dans le champ des études scientifiques. Interview d’Amir Dziri, son codirecteur.

- Le Centre islam et société de Fribourg célèbre ses dix années d’existence académique.
- L’institution favorise l’intégration des imams dans le contexte culturel suisse actuel.
- Le CSIS contribue à dissiper les préjugés entre communautés.
Le mardi 6 mai, à l’Université de Fribourg, le CSIS organise une célébration ouverte au public pour ses dix ans d’existence. Colloque, ateliers, apéro (inscription et lien vers le programme ci-dessous) permettront de revenir sur cette aventure académique unique en Suisse. Le CSIS fut regardé avec circonspection lors de son lancement, en 2015, sous l’égide des trois facultés de théologie, droit et lettres. Mais ces débuts sous tension ont aussi été formateurs, comme l’explique son directeur, Amir Dziri, Tunisien formé en Allemagne et arrivé à Fribourg en 2017.
Comment est né le CSIS? On a parfois décrit, au début, vos activités comme celles d'une école religieuse.
Oui, on soupçonnait le CSIS de vouloir établir une formation confessionnelle à l’Université, brièvement dit de «former des imams», alors que nos études conduisent au contraire à mieux les intégrer, à faire comprendre à ceux qui fréquentent le CSIS la réalité d’ici. En Suisse, le centre a été fondé quelques années après la votation sur les minarets. Cela a marqué: beaucoup de critiques, mais il fallait répondre vraiment à ces critiques.
Le CSIS a commencé en 2015, vous arrivez en 2017: le climat était plus apaisé?
Nous étions en pleine affaire des dessins de presse. Et l'initiative cantonale de l’UDC fribourgeoise visant à interdire le CSIS venait d’être invalidée par le Tribunal fédéral. Ce n’était donc pas de tout repos. Nous avons eu alors beaucoup d'échanges avec des politiciens, des journalistes, des académiciens, etc. On a pu vite créer pas mal de liens.
Ces polémiques vous ont donc été utiles?
Il fallait être clair, transparents avec nos visions, expliquer ce qu'on voulait faire. Alors oui: cette tension a pu être constructive. Aujourd'hui, il n'y a plus cette contestation «essentielle», existentielle. C’est devenu un dialogue. La plupart des gens sont contents que ce centre existe parce qu'il peut nourrir un débat scientifique et donner une expertise qui n'existait pas. En 2015, l'islam en Suisse était une black box, une boîte noire. On n’en savait rien, ou pas grand-chose. Maintenant, il y a beaucoup d'informations sur les actrices et acteurs, sur les associations, sur les communautés, sur les thématiques. C'est un résultat favorable pour toute la société.
Comment ça se passe concrètement?
Il s’agit d’insérer l’islam dans un champ d’études académiques et scientifiques. Cela peut aider des imams qui sont déjà en Suisse, ou viennent en Suisse. Mais ça ne concerne évidemment pas qu’eux. Nos étudiants viennent de plein d'horizons, sont engagés parfois dans des communautés et associations musulmanes. Il y a un mélange avec des étudiants qui ne sont pas musulmans. J’imagine une moitié d’entre eux, car on ne leur demande pas leur religion – c’est interdit – quand ils s’inscrivent. Et enfin, ceux qui viennent d'autres programmes, qui suivent des cours de sciences de religion, de sciences sociales ou économiques, de philosophie, de droit, etc., et souhaitent faire un travail qui concerne l'islam. Ces échanges sont fondamentaux dans notre manière de participer à la vie académique.
Qu’est-ce qui a changé en dix ans?
Le débat était plus polarisé. Il y avait les mauvais musulmans, et les bons musulmans. On se contentait de catégories, les progressistes et les conservateurs. Nous avons réussi à diminuer cette perception, démontrant qu'il y a énormément de nuances de position. Nous avons pu mener ce discours différencié, qui peut aussi bien critiquer que valoriser certaines activités des communautés musulmanes, ou des associations. Il est demandé aujourd’hui d'être un ambassadeur en dehors de sa communauté. Il faut communiquer, créer des liens, s'engager dans le dialogue. On ne peut plus se focaliser uniquement sur le religieux. Les imams se contentaient de la prière, c'était leur job. Maintenant, ils sont engagés dans le dialogue interreligieux, sollicités par les médias. Ils se demandent quels sont les besoins des jeunes musulmans, ici, en Suisse. Leur rôle a énormément évolué.
Le massacre du 7 octobre, la guerre entre Israël et le Hamas, les dizaines de milliers de morts à Gaza: cela affecte le CSIS?
C'est une question importante et complexe. Je travaille sur le dialogue judéo-musulman depuis bien avant octobre 2023. Nous avions aussi fait des recherches sur l’antisémitisme d’une partie des communautés musulmanes, sur les relations entre les communautés musulmanes et juives. Le discours est là encore souvent caricatural. Les juifs, sans nuance aucune, sont mécaniquement associés avec Israël, et les musulmans avec la Palestine. Or, il s’agit d’un conflit politique et ce n’est pas la même chose d’être juif ou Israélien, d’être musulman ou Palestinien. Cette confusion, comme imposée de l’extérieur, crée énormément de difficultés et prend un certain temps pour être comprise.
Au point d’être un enjeu?
Il y a quelque chose d’exacerbé aussi par la situation aux États-Unis que nous ressentons: les Universités, surtout les sciences humaines, ou la théologie, sont considérées désormais comme un champ de bataille de la guerre culturelle. On les suppose partisanes de ceci, de cela, ou du wokisme, d’une idéologie, de l’air du temps. Il existe dès lors une tendance à vouloir diminuer leur rôle. Je suis toutefois fermement convaincu des avantages et de l’importante contribution des sciences humaines à la société. Nous avons aussi besoin de nourrir la pensée: c’est aussi «utile» que la physique ou la biologie.
Jubilé des 10 ans du CSIS, Fribourg, mardi 6 mai, ouvert au public. Inscriptions et programme sur https://www.unifr.ch/szig/fr/centre/a-notre-sujet/jubil%C3%A9-des-10-ans-du-csis.html
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