Près de neuf catholiques sur dix (85 %) souhaitent un meilleur partage des pouvoirs dans l’Église, selon un récent sondage Ifop-La Croix. La 34e recommandation du rapport Sauvé semblait anticiper ce plébiscite, proposant de « passer au crible » la concentration « entre les mains d’une même personne des pouvoirs d’ordre (ayant trait à la vie sacramentelle, NDLR) et de gouvernement ».

Selon le rapport, une telle concentration a conduit à ce que, dans les cas d’agression sexuelle, « l’évêque doive déployer sa sollicitude aussi bien à l’égard de la victime et du témoin que vis-à-vis de l’agresseur, et qu’il soit présent à toutes les étapes de la procédure ».

L’idée de séparer des pouvoirs d’ordre et de gouvernement n’est pas nouvelle, loin de là, dans l’histoire de l’Église. « Au Moyen Âge, leur distinction était complètement établie », explique la professeure de droit canonique et ancienne vice-rectrice de l’université de Fribourg Astrid Kaptijn. Cette membre de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) rappelle : « Certaines abbesses (non ordonnées, donc, NDLR) avaient un pouvoir quasi épiscopal, portant la mitre et la crosse et nommant ou sanctionnant des clercs dans les lieux dépendant du monastère. »

À la même époque, le pouvoir sacré des prêtres s’est peu à peu autonomisé, au point que l’ordination presbytérale s’est vue comprise comme un « pouvoir sacerdotal détaché du pastorat, donc du gouvernement », comme le déplore le père Hervé Legrand. Ce dominicain spécialiste d’ecclésiologie affirme que cette compréhension déséquilibrée du presbytérat a favorisé le cléricalisme.

« Encore aujourd’hui, nonces et évêques de Curie disposent du pouvoir d’ordre sans avoir de diocèse. Pourtant, théologiquement, l’ordination est ordination au pastorat : c’est parce qu’ils sont pasteurs que les évêques et les prêtres ont la responsabilité de la vie sacramentelle. Pas en raison d’une identification de leur personne à celle du Christ, idée moderne qui affirme une différence ontologique entre prêtres et fidèles alors que cette différence concerne seulement leur ministère. »

Séparer pouvoirs d’ordre et de gouvernement ne serait donc pas une aussi bonne idée qu’elle en a l’air ? C’est l’avis de la plupart des théologiens interrogés par La Croix, dont sœur Dominique Waymel, sœur apostolique de Saint-Jean. « Le concile Vatican II a tenté de dépasser cet antagonisme en mettant en lumière l’unité des tria munera (les trois charges de sanctification, d’enseignement et de gouvernement). En cherchant à les dissocier, on risque de renoncer à certains apports essentiels du Concile. » Cette théologienne a toutefois conscience que l’argument de cette unité peut être invoqué pour « évincer » les laïcs des charges de gouvernement. Elle plaide donc pour que soit revue l’exclusivité de certaines de ces charges, pour l’heure réservées aux clercs. Les visites pastorales ou canoniques, par exemple.

Plutôt qu’une séparation, une déconcentration des pouvoirs : voilà ce que prônent aujourd’hui de nombreux théologiens et canonistes. « Sur le plan théologique, rien ne permet de conclure que les laïcs soient ontologiquement incapables d’exercer le pouvoir de gouvernement, même sans être titulaires de ce pouvoir », affirme Astrid Kaptijn. La canoniste se dit par exemple favorable à ce que l’évêque « délègue systématiquement » la fonction judiciaire (l’une des trois composantes du pouvoir de gouvernement, avec les fonctions exécutive et législative).

Pour le père Hervé Legrand, le « premier remède » à la trop grande concentration des pouvoirs dans les mains des clercs est la synodalité. « Il faut que l’évêque et le prêtre soient à nouveau dans l’Église : pas face à elle comme c’est le cas aujourd’hui, ce qui est d’ailleurs contraire à la Tradition. » Alors que l’ecclésiologie du concile de Trente était bâtie sur la figure du curé, le concile Vatican II a largement valorisé celle de l’évêque, qui n’a aujourd’hui « de comptes à rendre à personne sauf au pape », selon plusieurs spécialistes interrogés.

Le synode diocésain et les différents conseils pourraient être des instances de régulation de l’autorité épiscopale, mais ils restent facultatifs et sont sous-employés, voire vus comme de simples « chambres d’enregistrement » des décisions de l’évêque. « Ce n’est pourtant pas l’esprit du droit canonique : même s’il n’est“que” consultatif, l’avis des conseils doit être intégré à la décision finale », précise le père Ludovic Danto, doyen de la faculté de droit canonique à la Catho de Paris. Le droit canonique, justement, pourrait-il être modifié dans la perspective d’une gouvernance mieux partagée entre les baptisés ? Pas sous François, se murmure-t-il, mais peut-être au cours du prochain pontificat. « Au moins, le pape actuel a mis les choses en mouvement », se réjouissent certains théologiens.