DessinPublikationsdatum 02.03.2022

Lelio Orsi, peintre de façades


Le 26 janvier 2022 passait en vente chez Sotheby’s New York un remarquable dessin de Lelio Orsi représentant Apollon conduisant le Char du Soleil (fig. 1). Son caractère exceptionnel peut notamment s’apprécier à son prix de vente : 390’600 dollars – soit un peu plus de 360’000 francs –, un record absolu pour l’œuvre graphique de cet artiste italien, originaire de Novellara en Émilie-Romagne, né vers 1511 et mort vers 1587. Une pétition en ligne avait d’ailleurs été créée pour l’occasion et adressée au ministère italien de la Culture afin que ce dernier se porte acquéreur de l’œuvre, sans succès.

Si elle constitue un énième signe – s’il en fallait un – de la vitalité économique du marché de l’art ancien, cette actualité a aussi et surtout le mérite de mettre en lumière la figure singulière de Lelio Orsi. Un artiste peu connu, à l’exception des connaisseurs du maniérisme italien, qui fut pourtant un des acteurs incontournables de la production des façades peintes dans l’Europe moderne et qui, à ce titre, fera l’objet d’une attention particulière dans le projet FNS « La ville ornée » dirigé par Jérémie Koering à l’Université de Fribourg.

C’est à Novellara, petite bourgade gouvernée par une branche cadette de la famille princière des Gonzague de Mantoue, que Lelio Orsi commence sa carrière au début des années 1530. Si aucune source n’a permis à ce jour d’établir avec certitude sa formation artistique, on le rapproche traditionnellement, d’une part, de Correggio et de Parmigianino qui triomphent à Parme, et, d’autre part, de Giulio Romano et de Primatice qui se distinguent au même moment au Palazzo Te de Mantoue. C’est à Novellara encore que l’artiste se réfugie en 1546 suite à son implication dans un meurtre, pour lequel il sera acquitté en 1552.

C’est à Novellara toujours que le peintre imagine quelques-unes de ses plus spectaculaires façades peintes, possiblement celle de sa demeure – la Casa Orsi – uniquement connue aujourd’hui grâce à des dessins préparatoires, où se découvre entre autres la fascinante figure de l’arbalétrier qui sera au cœur des recherches de Dominic-Alain Boariu.

Cependant, c’est dans la cité voisine de Reggio Emilia, récemment revenue dans le giron des Este de Ferrare, où il s’établit dès 1535 que Lelio Orsi va concevoir et réaliser ses œuvres les plus reconnues, débutant avec les façades peintes du palazzo Corradini et du palazzo Ferretti, puis se voyant confier, au début des années 1540, celle du palais de la puissante corporation des travailleurs de la laine – l’Arte della Lana –, manifestement restée à l’état de projet mais dont un dessin est conservé au Windsor Castle.

Toutefois, il apparaît encore difficile aujourd’hui d’apprécier la carrière de peintre de façades de Lelio Orsi, d’une part en raison de la destruction presque totale de ses œuvres dans ce domaine, d’autre part du cruel manque de sources les concernant. Exemple symptomatique de cette situation : une partie de la critique s’accorde à penser que le projet de façade pour la Casa Orsi aurait tout aussi bien pu concerner la demeure familiale de l’artiste à Reggio Emilia et non à Novellara… Mais cela n’explique pas tout : le désintérêt des historiens de la période pour les façades peintes est un autre aspect du problème, car ces dernières, eu égard à leur situation matérielle, exigent de mettre en œuvre des méthodologies de recherche inédites avec lesquelles la discipline de l’histoire de l’art n’est pas toujours familière.

L’historiographie le montre bien avec le dessin du Char d’Apollon vendu par Sotheby’s, qui aurait été d’un intérêt relatif (sur le plan économique) s’il ne pouvait être rattaché à l’impressionnant décor de la façade antérieure de la Torre dell’orologio de Reggio Emilia, peint par Lelio Orsi en 1545 mais déjà perdu au tournant du XIXe siècle (fig. 2). Cet état de la connaissance est le fruit des recherches décisives de Massimo Pirondini (La pittura del Cinquecento a Reggio Emilia, co-écrit avec Elio Monducci, 1985) qui, à l’appui d’un tableau anonyme du début du XVIIe siècle représentant une fête religieuse sur la Piazza del Duomo de la cité émilienne (fig. 3), a apporté la preuve décisive de l’exécution de cette décoration et ainsi permis d’en retracer la genèse.

L’invention picturale pour la Torre dell’orologio de Reggio Emilia, située dans le Palazzo del Monte di Pietà qui était alors le siège de la commune, est sans nul doute la commande la plus prestigieuse de la carrière de Lelio Orsi dans le domaine des façades peintes. Elle se révèle aussi aujourd’hui comme la mieux documentée. On conserve notamment à son sujet les paiements reçus par le peintre – « 20 scudi », une somme raisonnablede la part des Fabriciens de la Tour de l’horloge qui, à la demande du conseil communal, avaient pour mission d’assurer la bonne tenue du chantier. On a également une connaissance précise de la chronologie de la décoration, qui est officiellement confiée au peintre le 13 novembre 1544, commence le 25 avril 1545 et s’achève le 17 octobre 1545.

On dispose par ailleurs d’un ensemble décisif d’une dizaine de dessins préparatoires – que vient donc enrichir le lot vendu par Sotheby’s, connu cependant au moins depuis 1986 – permettant de renouer avec le processus de création de Lelio Orsi (Lelio Orsi, cat. expo., 1987, p. 56-62, texte de Massimo Pirondini). Ces dessins sont généralement séparés en deux sous-ensembles : le premier est composé de quatre dessins, tous conservés au Louvre, formant une série sur le thème du char d’Apollon traversant les quatre saisons – le Printemps, l’Automne, l’Été et l’Hiver –, identifiables par les figures des dieux païens et des constellations zodiacales rattachées à chacun de ces moments de l’année. Le second sous-ensemble, recentré autour de la figure du Char d’Apollon précédé par l’Aurore, se compose de cinq dessins – répartis aujourd’hui entre les collections de la Biblioteca Ambrosiana de Milan, du Musée du Louvre, du Windsor Castle, de l’Art Institute de Chicago et de la collection Cecil et Milton Hebald à Los Angeles –, auquel il faut donc ajouter le dessin passé en vente chez Sotheby’s qui, du reste, est présenté comme la version la plus aboutie de ce sous-ensemble et peut-être même le modello présenté par le peintre à la commune de Reggio Emilia.

En effet, les spécialistes s’accordent à penser que les quatre dessins du Louvre constituent la première version d’un projet non retenu par les autorités locales, qui prévoyait que la tour de l’horloge soit peinte sur les quatre faces. Les motifs de l’abandon de cette solution ne sont pas documentés. La critique invoque des raisons pratiques – la seule paroi visible dans son entièreté étant celle qui donne sur la Piazza del Duomo, la décoration des trois autres aurait été quelque peu futile, tout en risquant de nuire à la bonne lisibilité du sujet – et économiques – un vaste et riche programme nécessitait d’avoir les moyens de ses ambitions, ce qui n’était apparemment pas le cas de la ville de la commune de Reggio Emilia.

Si l’on en juge par le nombre de dessins préparatoires parvenus jusqu’à nous pour le second projet – finalement exécuté comme le montre le tableau du XVIIe siècle –, Lelio Orsi a amplement médité son sujet afin de parvenir à condenser en une seule image et sans perdre en richesse narrative la course annuelle du char d’Apollon à travers – détail iconographique capital – les constellations zodiacales du Cancer, du Lion, de la Vierge, de la Balance et du Scorpion. Avec celui de Sotheby’s, les dessins de la Biblioteca Ambrosiana de Milan et de l’Art Institute de Chicago sont indéniablement les plus aboutis, ceux où la manière singulière de Lelio Orsi, qui fait un usage nourri du raccourci et qui gagne en expressivité, assimile pleinement Giulio Romano tout en se nourrissant du Michel-Ange du Jugement dernier (1535-1542).

 Ces considérations stylistiques mises à part (qui sont à la base de la majorité des études sur l’artiste), de nombreuses zones d’ombres persistent sur la décoration de la Torre dell’orologio de Reggio Emilia. On souhaiterait donc conclure ce texte avec deux pistes d’analyses qui, de manière générale, permettront de comprendre certaines des orientations du projet FNS « La ville ornée ».

Premièrement : trop souvent, les études sur les façades peintes sont demeurées à un niveau local, là où il apparaît nécessaire de raisonner à une échelle régionale, nationale, européenne sinon globale, ouvrant la voie à une géopolitique de l’art à même de mieux appréhender les circulations, transferts et mises en réseaux impliqués par ce type de décors. Le cas de la Tour de l’horloge de Reggio Emilia est un excellent exemple. En effet, la cité, qui faisait face aux prétentions papales depuis le début du XVIe siècle, fut redonnée en 1530-1531 (avec Modène) au duc de Ferrare, Alfonso I. À Ferrare justement, capitale des princes de la famille Este, la Torre di Rigobello, qui dominait la première résidence des ducs – le Palazzo del Corte –, abritait depuis 1537 une toute nouvelle horloge astronomique dotée d’un riche et fascinant dispositif d’automates (venant enrichir des décorations peintes datant quant à elles de la seconde moitié du XVe siècle). Modène pareillement était dotée d’une tour de l’horloge qui prenait place au sein du Palazzo Communale (toujours en place aujourd’hui), dont l’aménagement le plus notable a eu lieu entre la fin du XVe siècle et la première moitié du XVIe siècle avec, là encore, un dispositif d’automates associé au niveau du cadran à des frises sculptées all’antica et des médaillons de marbre représentant les quatre vents. Les horloges de Ferrare et de Modène sont l’œuvre des Raineri, sans doute la plus célèbre famille d’horlogers de l’Italie de la Renaissance dont le plus connu d’entre eux, Giampaolo Raineri, est l’auteur de la célébrissime Torre dell’orologio de la Piazza San Marco à Venise, réalisée entre 1496 et 1499, qui n’est autre qu’une variation autour de son premier chef d’œuvre… l’horloge astronomique de Reggio Emilia conçue en 1481 ! Cette dernière comportait un cadran qui indiquait la course du soleil à travers le zodiaque ainsi que les phases de la lune. Et comme à Venise, à chaque heure sonnée par les cloches le cortège des rois mages, précédé d’un ange jouant de la trompette, défilait avec révérence devant l’image sculptée d’une Vierge à l’Enfant dont le visage suivait le parcours des automates – dont certains subsistent dans les collections des Musei Civici. Aussi, Reggio Emilia, malgré son statut apparent de « ville moyenne », fut donc le théâtre de l’une des inventions techniques et artistiques majeures de l’horlogerie monumentale, modèle pour les autres horloges publiques du duché des Este mais aussi pour la Sérénissime Venise. Cet historique est intéressant quand l’on sait, en outre, qu’en 1543 l’impressionnant cortège qui accompagne la visite du Paul III dans les grandes cités du territoire des Este passa par Reggio Emilia et que l’horloge - alors récemment réparée entre 1536 et 1541 par les Raineri - dût inévitablement laisser une forte impression sur le pape Farnèse. Dès lors, le décor ambitieux de Lelio Orsi décidé en 1544 apparaît-il comme le point d’orgue d’une entreprise d’embellissement de la ville de Reggio Emilia qui cherche, une nouvelle fois, à témoigner de sa « modernité » par rapport à ses « rivales » directes que sont Modène et Ferrare ?

Deuxièmement : bien qu’elle affronte une situation matérielle particulièrement dégradée de ses objets d’études, l’analyse des façades peintes, profitant d’un impressionnant ensemble de dessins préparatoires, peut déployer une approche de type archéologique qui in fine permettrait d’aboutir à des « reconstructions » de décors disparus ou grandement altérés. Là encore, la Torre dell’orologio de Reggio Emilia constitue un véritable cas d’étude. En effet, pas moins de six dessins préparatoires sont aujourd’hui connus, et leur très grande similarité – les différences entre eux sont minimes – interroge : pourquoi Lelio Orsi a-t-il eu besoin de décliner plusieurs fois la même invention ? Est-il possible d’imaginer qu’il s’agissait d’une demande spécifique du conseil communal de Reggio Emilia, dont chacun des membres – cinq sont nommément cités dans la délibération du 13 novembre 1544 – souhaitait disposer d’un exemplaire afin de se faire sa propre idée ? Ce document indispensable à l’étude du décor, bien qu’il ne mentionne pas le thème du Char d’Apollon, indique encore que Lelio Orsi devait peindre un certain nombre de figures « in claro et scuro » sur d’autres parties de la façade. On ne connaît pas l’identité de ces figures mais on sait qu’elles ont bien été exécutées au niveau de la partie supérieure de la tour et aussi peut-être autour du cadran, comme en atteste une nouvelle fois le tableau daté de 1605. Il n’est pas impossible que des dessins préparatoires resurgissent et leur prise en compte sera alors d’une importance capitale pour la compréhension globale du projet. Compréhension globale qui souffre généralement d’une lacune majeure : jamais n’a été envisagée la nature de la relation entre la fresque apollinienne et l’horloge astronomique. Or le dessin vendu par Sotheby’s, comme les autres, livre un détail majeur qui, à ma connaissance, n’a jamais été mis en évidence : si le char d’Apollon est représenté en train de parcourir les saisons dans le deux projets conçus par Lelio Orsi, le second contrairement au premier s’emploie à déterminer un moment précis de l’année. Un moment dont l’identification est permise par la localisation du corps et surtout de la tête du dieu – attribut solaire par excellence – quasiment au sortir de la constellation de la Vierge et à l’entrée de celle de la balance. Rapportée sur le plan astronomique, cette localisation géographique vaut pour une indication temporelle, celle d’une date comprise entre la mi-août et la mi-septembre conformément au calendrier julien encore en vigueur à cette époque. La question serait alors de savoir de quelle date précise pouvait-il s’agir ? On peut seulement esquisser ici la piste d’une fête mariale, peut-être celle de la Nativité de la Vierge le 8 septembre, qui, comme l’atteste encore le tableau anonyme du XVIIe siècle, était l’occasion de célébrations particulièrement somptueuses à Reggio Emilia.

Florian Métral, post-doc (projet FNS "La ville ornée")

ILLUSTRATIONS

Fig. 1 Lelio Orsi, Apollon conduisant le Char du Soleil (projet pour la décoration de la Tour de l’horloge de Reggio Emilia), vers 1545, plume et encre brune et lavis, rehaussés de blanc, sur papier, 21.4 x 31.1 cm, Collection particulière, © Sotheby’s.

Fig. 2 Vue d’ensemble de la Piazza del Duomo (actuellement Camillo Prampolini) de Reggio Modena, photographiée en 2014, Wikipedia commons, © Wikipedia commons - Alessandro Azzolini.

Fig. 3 Artiste non identifié, Fête religieuse sur la Piazza del Duomo de Reggio Emilia, 1605, huile sur toile, 102 x 138 cm, Musei Civici di Reggio Emilia, © Su concessione del Ministero per i Beni e le Attività Culturali e per il Turismo.